Les daaras et l’apprentissage du Coran : la foi trahie par la misère et l’indifférence

Par Mamadou Sèye

Le Sénégal tout entier se réclame de sa foi. Nous nous enorgueillissons, et à juste titre, d’avoir été façonnés par la lumière du Saint Coran. Dans nos souvenirs d’enfance, il y a presque toujours un marabout bienveillant, une planchette de bois poli, la psalmodie des versets à l’aube, les voix d’enfants qui scandent la Parole divine. Cette image, belle et pure, nous habite encore. Mais quelle est la réalité d’aujourd’hui ? Que sont devenus ces lieux censés protéger et élever nos enfants ? Avons-nous encore le courage de regarder en face ce qui se passe dans bien des daaras ? Dans un pays où tout le monde voit, mais où presque personne ne veut dire, l’heure est venue de crever l’abcès.

Car la vérité est crue : trop souvent, au lieu de former, on exploite ; au lieu de protéger, on abandonne. La misère s’est installée dans ce qui devrait être une école du sacré. Nous voyons chaque jour dans les rues de nos villes ces enfants au crâne rasé, pieds nus sur le bitume brûlant, un pot de tomate vide à la main. Ils mendient leur survie, affrontent les insultes et les coups, tandis que le Coran, qui devrait être leur richesse, devient le prétexte à leur misère. Il n’y a rien de plus révoltant que ce paradoxe : vouloir éduquer à la lumière et livrer à l’ombre.

Que s’est-il passé ? Comment avons-nous pu laisser la vocation spirituelle être dévoyée au point de se transformer, dans certains cas, en commerce de la souffrance ? Les daaras ont, à travers l’histoire, donné au Sénégal quelques-unes de ses figures les plus respectées. Des générations entières ont appris le Coran dans la dignité et la rigueur. Mais aujourd’hui, le relâchement et l’indifférence de l’Etat, l’indigence de certaines familles et parfois la cupidité d’hommes qui ont trahi leur mission ont ouvert la voie à une déchéance silencieuse. Loin de la maison familiale, l’enfant devient une main d’œuvre gratuite, une source de revenu, un corps exposé à toutes les humiliations. Et nous regardons ailleurs.

Certains diront que c’est une attaque contre la religion. C’est tout le contraire. Il faut être profondément croyant pour avoir mal de voir le Coran associé à des images de mendicité, de plaies mal soignées et d’enfants couchés sur le trottoir. Il faut être respectueux de l’islam pour vouloir soustraire l’enseignement religieux à cette déchéance. Nous n’avons pas le droit d’accepter cela par complaisance. Car ce silence est devenu une complicité.

Le paradoxe est terrible : nous envoyons nos enfants dans ces daaras avec l’espoir qu’ils deviennent meilleurs, et ils en reviennent souvent brisés, abîmés dans leur chair et dans leur esprit. Nous leur refusons l’enfance pour leur donner la foi, oubliant que la foi n’est jamais une privation, mais une élévation.

Il est temps que l’Etat prenne ses responsabilités. Il est temps que les familles, dans leur quête sincère de baraka, ouvrent les yeux et n’envoient plus leurs enfants au hasard. Il est temps aussi que les maîtres coraniques dignes de ce nom, ceux qui savent que l’enseignement est un sacerdoce et non une rente, élèvent la voix contre ces pratiques qui salissent leur honneur. Ce n’est pas une chasse aux marabouts qu’il faut lancer ; c’est une régulation claire, une exigence de dignité, un accompagnement pour que le daara redevienne ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : une école du cœur et de l’esprit.

Rien, absolument rien, dans le Coran, ne justifie la maltraitance d’un enfant. Aucun verset ne prescrit la mendicité comme outil pédagogique. Et rien ne peut légitimer que la société se décharge de son devoir de protéger ses plus petits sous prétexte qu’ils apprennent à psalmodier les sourates. Cette hypocrisie doit cesser.

Il faut avoir le courage de dire que nous avons laissé prospérer sous nos yeux un système qui humilie l’enfance et banalise la souffrance. Nous avons préféré détourner le regard plutôt que d’affronter le problème, par peur d’ouvrir un débat sensible, par crainte de heurter une tradition que nous respectons. Mais à force de taire les choses par respect, on finit par ne plus respecter ni la religion ni la dignité humaine.

Le Sénégal de demain sera jugé par la manière dont il aura protégé ses enfants. Ceux qui souffrent aujourd’hui dans ces rues ne sont pas seulement les enfants des autres : ce sont nos enfants collectifs, les citoyens de demain. Si nous leur volons leur enfance aujourd’hui, nous récolterons demain une génération blessée. Nous avons encore le choix : celui de sauver le daara en le purifiant, celui de réconcilier l’enseignement du Coran avec l’amour et la sécurité. Mais ce choix exige une rupture radicale avec le déni.

Ne nous y trompons pas : protéger les enfants, ce n’est pas renier notre foi. C’est au contraire lui rendre hommage. Parce qu’aucune société digne de ce nom ne peut se prétendre pieuse si elle ferme les yeux sur l’enfer vécu par ses plus petits au nom du Paradis.

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