Gouverner avec lucidité : ce que Machiavel, Weber, Lénine et Mao peuvent encore nous apprendre

Par Mamadou Sèye
Le pouvoir ne se maintient pas à coups d’illusions et d’excuses. Il se structure, se défend et s’anticipe. En ces temps où l’opposition politique peine à exister sur le fond mais organise le vacarme à travers certains relais médiatiques, il devient urgent d’offrir aux tenants du pouvoir les fondations théoriques d’une gouvernance à la fois ferme, légale et visionnaire.


Tout pouvoir crée les conditions de sa propre reproduction. Ce n’est pas une anomalie, c’est une fonction organique de toute autorité installée. Nicolas Machiavel, dans le chapitre XV de « Le Prince », l’écrit avec une brutalité théorique désarmante : « Il est nécessaire d’apprendre à ne pas être bon. » Non que la vertu soit inutile, mais elle devient secondaire dès lors que les circonstances exigent de sauver l’essentiel : l’ordre, la stabilité, la continuité. Le pouvoir ne se confond pas avec la morale privée. Il relève de la responsabilité historique. Gouverner, c’est prévoir. C’est aussi parfois désarmer l’adversaire par la ruse, pour mieux le neutraliser par la loi.

Ce réalisme cru de Machiavel n’est pas une incitation à la cruauté, mais une méthode d’analyse. Il y ajoute une maxime célèbre qui structure toute sa philosophie politique : « Le prince doit être renard pour déjouer les pièges, et lion pour faire peur aux loups. » Ceux qui gouvernent aujourd’hui, surtout quand ils arrivent au pouvoir après une longue bataille, doivent comprendre que le désarmement volontaire face à une opposition sans scrupules n’est pas de la démocratie, c’est de la naïveté.

Max Weber, dans Le Savant et le Politique, va plus loin encore : il oppose l’éthique de conviction à l’éthique de responsabilité. La première peut être belle, mais elle est souvent inopérante. La seconde est parfois dure, mais elle est efficace. L’homme d’Etat, nous dit Weber, doit répondre non de la pureté de ses intentions, mais des conséquences de ses actes. Ce n’est pas un idéaliste, c’est un constructeur d’avenir. Il n’agit pas en martyr, il agit en stratège. Il ne gouverne pas pour plaire, mais pour durer.

Lénine, dans Que faire ?, dégage cette vérité d’une clarté tranchante : le pouvoir est une conquête qu’il faut défendre. L’histoire ne récompense pas les plus doux, mais les plus lucides. Dans le combat politique, disait-il, « ceux qui attendent que l’adversaire respecte les règles qu’il n’a jamais reconnues se condamnent eux-mêmes. » Ceux qui gouvernent doivent comprendre que l’adversaire d’aujourd’hui n’a pas renoncé à la conquête. Il a simplement changé de champ de bataille. Ce n’est plus dans les urnes qu’il se place, mais dans les rédactions, les studios, les plateaux où l’on déforme, amplifie et désoriente.

L’opposition politique actuelle n’existe pratiquement pas. Elle n’a pas de pensée, pas de programme, pas de figures dominantes. Mais elle crie. Elle feint la colère. Elle investit des zones de bruit. Son arme principale n’est plus le meeting, mais le micro. Et dans cette configuration, il est suicidaire d’armer ceux qui veulent vous détruire. On ne vient pas en aide, surtout quand on n’y est pas obligé, à des gens qui travaillent méthodiquement à votre perte. On n’offre pas l’oxygène médiatique à ceux qui conspirent contre votre autorité. Au contraire, on arme politiquement, techniquement et juridiquement les médias stratégiques capables de porter une parole structurée, une défense rigoureuse de l’action publique, et une contre-attaque idéologique. Gouverner, c’est aussi savoir distinguer les voix qui informent des voix qui démolissent. Ce n’est pas une chasse aux sorcières, c’est un choix rationnel dans l’organisation des rapports de force communicationnels.

Mao Zedong, enfin, en stratège patient et inflexible, insistait sur la guerre prolongée : ce n’est pas uniquement une guerre d’armes, c’est une guerre d’usure, d’influence, de position. Le pouvoir ne se reçoit pas une fois pour toutes. Il se gagne chaque jour. Il faut « consolider la base », disait Mao, « créer une ligne de masse, verrouiller l’arrière. » Ce pouvoir, né d’un espoir immense, ne doit pas être un régime sentimental. Il doit être une force rationnelle et organisée. Il doit faire aimer sa politique, mais aussi faire respecter son autorité. La fermeté ne tue pas la démocratie. L’indulgence stratégique, elle, peut la ruiner.

Il n’y a pas de honte à organiser sa défense. Il n’y a pas de faute à veiller à sa survie. Il n’y a pas d’injustice à être vigilant. Il faut gouverner avec méthode, penser avec hauteur, et agir avec précision. Le peuple sénégalais n’a pas porté ce régime pour le voir crouler sous des accusations infondées ou des campagnes de dénigrement malveillantes. Il attend des résultats, certes, mais aussi de la solidité. Il n’a pas confié le pouvoir à des rêveurs, mais à des hommes et des femmes d’Etat.

Le pouvoir n’a pas à tendre l’autre joue. Il a à tendre l’autre projet. Et pour cela, il lui faut des fondations théoriques solides, une vigilance stratégique, et une capacité permanente à identifier les vraies menaces. Ne pas s’offrir, ne pas s’excuser, ne pas reculer : voilà la leçon conjointe de Machiavel, Weber, Lénine et Mao.


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