Le rapport annuel de la Cellule nationale de traitement des informations financières (CENTIF) révèle une nette intensification des alertes liées au blanchiment d’argent, à la fraude et à la corruption. Une photographie inquiétante de la circulation des flux financiers suspects au Sénégal, mais aussi le signe d’une vigilance accrue.
Avec 928 déclarations d’opérations suspectes (DOS) recensées en 2024 contre 807 en 2023, la CENTIF enregistre une hausse de 15 % des signalements. Ce chiffre, à première vue alarmant, traduit pourtant aussi une prise de conscience progressive des institutions financières, davantage enclines à coopérer et à jouer pleinement leur rôle de guichet d’alerte. Mais derrière ces bons chiffres se cache une réalité plus sombre : le blanchiment devient plus complexe, plus numérique, et souvent plus proche du sommet de l’Etat.
Les transactions en espèces ont connu une explosion : de 16,9 millions FCFA déclarés en 2023, elles sont passées à 42,7 millions en 2024, soit une hausse vertigineuse de 151 %. Ce bond s’explique en partie par les efforts de traçabilité, mais aussi par la vitalité persistante de l’économie informelle, souvent utilisée comme passerelle pour des fonds d’origine douteuse.
Les types d’infractions signalées restent classiques mais évoluent dans leur ampleur. La fraude demeure en tête avec 554 cas, suivie de la corruption (138 cas), des infractions fiscales pénales et des violations de la réglementation des changes. La particularité cette année réside moins dans la nature des délits que dans l’ingéniosité croissante de ceux qui les organisent, souvent à travers des sociétés écrans, des prête-noms ou des montages internationaux.
Le rapport met en lumière l’implication de Personnes Politiquement Exposées (PPE) dans des transferts financiers de plusieurs dizaines de milliards de FCFA, réalisés entre 2017 et 2024. Ces montants transitent via des circuits opaques et révèlent une volonté délibérée de dissimulation patrimoniale. Derrière les chiffres, ce sont des soupçons de détournement et d’enrichissement illicite qui émergent, souvent en lien avec des fonctions publiques.
Autre tendance inquiétante : l’utilisation des plateformes de jeux en ligne et de paris sportifs comme outils de blanchiment. Plusieurs sociétés opérant dans ce secteur ont été épinglées pour des flux suspects de milliards de FCFA, dirigés vers l’étranger avec des justifications floues. Le numérique devient un vecteur privilégié du blanchiment, et les dispositifs de contrôle n’ont pas encore rattrapé cette mutation.
Parallèlement, la cybercriminalité explose. Fraudes par compromission de courriels professionnels, arnaques de type Ponzi, détournements via le mobile money… Les schémas sont variés, transnationaux et difficiles à démanteler. La CENTIF alerte sur la faible capacité technique des opérateurs économiques à se prémunir contre ces attaques, ainsi que sur le manque de coordination entre services spécialisés.
Sur le plan judiciaire, 46 dossiers ont été transmis au parquet, un chiffre relativement modeste au regard du volume de DOS traitées. Cela pose la question de la réactivité de la chaîne pénale, mais aussi des moyens accordés aux magistrats financiers pour instruire des dossiers souvent complexes, où il faut remonter des chaînes de responsabilités multiples et dissimulées.
Le rapport insiste également sur l’intensification de la demande nationale d’informations financières (+83 %), preuve que les autorités s’emparent davantage de ces outils. En revanche, la baisse des échanges internationaux (-28 %) laisse planer un doute sur la qualité de la coopération transfrontalière du Sénégal avec les autres cellules de renseignement financier.
En somme, le rapport 2024 de la CENTIF est à double lecture. Il reflète une meilleure mobilisation des institutions face aux risques financiers, mais aussi une montée inquiétante de la sophistication des mécanismes de fraude et de blanchiment. Il met le doigt sur les maillons encore faibles de la lutte contre l’impunité financière : une justice lente, un encadrement juridique inadapté au numérique, et une coopération internationale à renforcer. A un an de la prochaine évaluation du pays par les instances régionales ou internationales, le Sénégal n’a plus droit à l’improvisation.
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