Par Mamadou Sèye
Le peuple sénégalais, dans un élan de lucidité et de bravoure historique, a bousculé l’ordre établi le 24 mars 2024. Il ne s’agissait pas d’une alternance, mais bien d’un sursaut collectif, d’un passage à l’acte politique inédit dans notre trajectoire nationale. Le vote massif en faveur du Président Diomaye Faye, porté par la figure tutélaire d’Ousmane Sonko, fut l’expression d’une volonté de rupture radicale. Cette majorité n’était pas qu’électorale. Elle était morale, émotionnelle, existentielle.
Mais voilà que, quelques mois plus tard, un autre type de vent souffle. Non pas celui de la contre-révolution organisée – encore marginale et résiduelle –, mais celui, plus insidieux, du découragement intérieur.
Ce n’est pas le rejet raisonné d’un programme. Ce n’est pas la critique d’une politique publique. Ce n’est même pas la revendication concrète de promesses non tenues. C’est autre chose, de plus sournois, de plus humain, de plus dévastateur.
C’est ce moment où le peuple, épuisé par la lenteur du réel, commence à douter non pas de l’intention, mais de la capacité du système à se laisser vaincre. Car il faut bien le dire : le système ne s’effondre pas parce qu’on en a décidé ainsi. Il se régénère, change de visages, mutile les ambitions, retourne les âmes. Il est ce que Gramsci appelait un monstre d’hégémonie, capable d’absorber les insurgés ou de les dévorer.
Et dans ce long tunnel de transition, où l’on s’attendait à voir tomber les totems de l’impunité, le peuple est confronté à une reddition des comptes encore trop abstraite, trop institutionnelle, trop procédurale. Les noms honnis ne tremblent pas encore. La peur n’a pas changé de camp. Et l’espérance commence à douter d’elle-même.
Il y a un problème de perception.
Les gens ne veulent presque plus entendre parler des exactions commises vis-à-vis des deniers publics. Ils savent. Ils ont lu, vu, écouté, compris. Désormais, ils veulent des sanctions. Et quand les dossiers semblent solides, que les preuves sont accablantes, mais qu’on invoque encore « le temps de la justice », le fossé se creuse. Car, pour beaucoup, le temps du pouvoir n’est pas le temps du peuple.
Quand un déplacement officiel mobilise l’avion de commandement, les honneurs, les tapis rouges et les gardes d’honneur, certains murmurent, le cœur lourd :
« Oui, toi tu peux prendre ton temps. Tout se passe bien pour toi surtout. »
C’est cela, camarade, le ressentiment silencieux qui monte. Il ne crie pas, il ne manifeste pas. Il s’éloigne. Et quand le peuple commence à s’éloigner sans bruit, il faut se ressaisir.
La preuve ? Il suffit d’annoncer une activité de mobilisation citoyenne. Sans que ce soit un mot d’ordre, elle sera boycottée. Par lassitude, par fatigue, par impression que « ça ne sert à rien », que la lutte a changé de mains ou de sens. Et là réside un signal d’alarme.
Dans l’histoire des grandes transitions, le désenchantement vient toujours plus vite qu’on ne le croit. Fanon parlait d’un peuple qui regarde ses héros devenir des bureaucrates. Hannah Arendt, elle, avertissait que « le pouvoir révolutionnaire s’épuise plus souvent de l’intérieur que par la force de ses ennemis ».
Alors, camarade, il ne faut pas fuir ce malaise. Il faut le regarder en face. Il faut réconcilier le temps du pouvoir avec le temps du peuple. Il faut des actes forts, des gestes qui disent :
« On n’a pas oublié pourquoi on est là. On n’a pas oublié avec qui on a commencé. »
Et justement, pour remobiliser les cœurs, il faut revenir à la source. Repartir avec ceux qui étaient là au début. Pas par nostalgie, mais par cohérence historique et morale. Le combat a une mémoire. Le peuple la conserve. Quand il ne reconnaît plus les visages autour du feu, il éteint lui-même la flamme.
Car la véritable contre-révolution, ce n’est pas celle qu’organisent les autres. C’est celle qui naît dans les propres rangs de la révolution, quand la frustration devient soupçon, puis retrait, puis silence.
Oui, camarade, la ferveur recule. Mais elle peut renaître. Pas par des discours, mais par l’exemplarité, la justice effective, la fidélité aux engagements initiaux.
La lucidité n’est pas l’ennemie de l’espérance. Elle en est la condition. Si nous voulons sauver ce qui a été conquis dans les urnes et dans les cœurs, il faut écouter les murmures avant qu’ils ne deviennent des ruptures.
Et pour cela, il faut agir vite. Mais surtout, agir juste.