Au-delà du mouton

Par Mamadou Sèye

A mon âge, je ne cours plus derrière les moutons. Je les regarde passer, bien nourris ou maigrichons, sous le soleil blanc des marchés bondés, et je souris. Non par moquerie, mais avec ce recul que les années offrent comme un privilège discret. J’en ai vu passer, des tabaskis (machallah). Des modestes, des somptueuses, des joyeuses, des silencieuses. Et chaque année, je m’interroge : que nous dit encore cette fête sur ce que nous sommes devenus ?

La Tabaski revient toujours, fidèle. Mais autour d’elle, tout a changé. Le sacrifice d’Abraham, qui parlait d’obéissance, de foi, de renoncement, a peu à peu laissé place à une autre forme d’épreuve : celle de la performance sociale. Il ne s’agit plus seulement d’honorer un rite, mais de prouver, de montrer, d’afficher. Le mouton est devenu un test de virilité économique. Certains s’endettent pour l’acquérir. D’autres fuient la ville pour éviter le regard des voisins. Il ne s’agit plus de Dieu, mais du regard des autres.

Derrière le mouton, il y a un marché. Une économie saisonnière puissante, vivante, désordonnée. Des camions venus du Mali, du Niger, de la Mauritanie. Des vendeurs qui campent des semaines dans des parkings improvisés. Des convoyeurs, des intermédiaires, des spéculateurs. Tout un monde. La Tabaski fait vivre des milliers de personnes, mais elle révèle aussi une réalité brutale : celle d’une société où l’informel prospère, où l’Etat encadre sans toujours maîtriser, où les prix s’envolent sous les lois du profit.

Autour de la bête, une culture s’est construite. Jadis, les habits cousus à la main, les retrouvailles simples, les prières collectives donnaient le ton de la fête. Aujourd’hui, les téléphones capturent tout, parfois même avant les regards. Les tenues rivalisent de luxe, les plats se photographient avant de se partager. La Tabaski se vit autant en ligne que dans les foyers. On “poste” plus qu’on ne donne. Et dans ce mouvement, les plus jeunes absorbent des codes sans toujours recevoir les clés de lecture. Le sens se dilue dans le spectacle.

Certains religieux rappellent que le sacrifice n’est pas une obligation stricte pour celui qui n’a pas les moyens. Mais cette parole peine à couvrir la rumeur de la rue : “Tu n’as pas de mouton ?” Le jugement social remplace la pédagogie spirituelle. Le silence intérieur cède à la mise en scène. L’ostentation rivalise avec la ferveur. Et souvent, les plus fragiles en paient le prix.

Je n’écris pas pour condamner. J’écris pour interroger. Pour dire qu’au fond, la plus belle Tabaski n’est peut-être pas celle qui coûte cher, mais celle qui apaise. Non celle qu’on montre, mais celle qu’on partage vraiment. Il ne s’agit pas de revenir à un passé idéalisé, mais de ne pas perdre de vue l’essentiel. Le lien. Avec Dieu. Avec soi. Avec les siens. Le sacrifice, s’il doit avoir un sens, c’est celui du don sincère, pas de la compétition.

Je n’ai pas encore de longues discussions avec mes petits-enfants. Ils sont encore dans l’âge des gestes, pas des discours. Mais le moment viendra où ils demanderont : “C’était quoi, la Tabaski de ton temps, grand-père ?” Et je leur dirai, si Dieu me prête voix, que ce n’était pas une question de mouton. Mais une affaire de cœur, de foi, de dignité tranquille. inchallah .

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