Par Mamadou Sèye
Il est à nouveau convoqué. Cette fois, pour des propos jugés injurieux à l’endroit de l’ancien président de la République. Le procureur s’est auto-saisi, comme la loi l’y autorise. Il n’y a, a priori, rien à redire. La justice agit dans le respect de ses prérogatives, et cela est essentiel. L’Etat de droit s’enracine justement dans cette capacité à maintenir une ligne claire entre la fonction publique de juger et les émotions que certains cas particuliers peuvent susciter.
Mais tout le monde ne vient pas au tribunal avec le même poids d’histoire sur les épaules. Azoura Fall n’est pas un citoyen comme les autres dans l’imaginaire collectif. Figure atypique, il fut de tous les combats visibles et invisibles aux côtés de ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir. Toujours là, drapeau national en main, ombre fidèle des cortèges d’alors, il incarnait une forme de militantisme brut, non codifié, venu des tréfonds d’une révolte populaire. Il n’était ni cadre, ni stratège, ni homme de discours. Il était un cri à lui seul. Un cri que l’on croisait sur les routes, aux abords des palais, dans les cours d’audience, et que l’on associait instinctivement aux temps d’avant. Ceux de la répression. Ceux de l’humiliation.
Le voir aujourd’hui convoqué, exposé, poursuivi — fût-ce dans le respect le plus strict de la procédure — ne peut être neutre pour qui se souvient. Car cette figure-là ne peut être lue seulement à travers le prisme du droit. Elle appartient à la mémoire vive d’un pays qui, tout récemment encore, étouffait sous le poids d’un autoritarisme rampant. Azoura a connu les geôles. Il en porte encore, à entendre ceux qui le croisent, les stigmates psychiques. Ce n’est pas une excuse, ce n’est pas un passe-droit. Mais c’est un contexte. Et dans une démocratie qui mûrit, le contexte ne s’efface jamais complètement devant la règle.
D’autant que ceux-là mêmes qui furent aux avant-postes de la garde rapprochée, de la mobilisation ou de la protection militante, se sont aujourd’hui éclipsés. Beaucoup se sont reconvertis. Dans l’élevage, l’agriculture, de petits métiers dignes, à l’abri des lumières. La transition a permis, et c’est heureux, une redistribution pacifique des rôles. Un apaisement. Une sortie sans vengeance. Une sortie par le haut. Mais Azoura est resté. Fidèle à lui-même, dans une époque qui a changé sans lui donner le mode d’emploi. Il n’a pas suivi le rythme. Il n’a pas basculé avec les autres. Et cela le rend vulnérable, dans un monde politique qui, à défaut de renier ses anciens compagnons, les garde à distance.
Ce texte ne cherche ni à défendre des propos potentiellement excessifs, ni à excuser une dérive verbale qui pourrait, à bon droit, heurter. Il ne remet pas en cause le travail de la justice. Il rappelle simplement qu’une société apaisée est aussi celle qui, forte de son droit, sait regarder l’histoire dans les yeux. L’autorité se renforce quand elle s’exerce avec discernement. Et ce discernement-là consiste à comprendre que, parfois, derrière une convocation, c’est un fantôme qui ressurgit. Celui d’un passé que nous n’avons pas encore fini d’exorciser.
Azoura n’est ni martyr, ni héros. Il est ce que les transitions politiques laissent parfois derrière elles : une voix éraillée par le tumulte, un corps abîmé par les combats, un citoyen qui ne sait plus très bien comment rentrer dans la normalité. À ce titre, il mérite qu’on le regarde autrement. Pas avec indulgence, mais avec lucidité. Non pour le blanchir, mais pour ne pas oublier que le prix du changement ne se mesure pas qu’en bulletins de vote. Il se mesure aussi dans les corps et les esprits de ceux qui, à leur manière, l’ont rendu possible.