Par Mamadou Sèye
Pendant que les avocats de Farba Ngom ferraillaient en conférence de presse contre des magistrats qu’ils accusent de partialité, deux figures militantes proches de l’ancien combat pour l’alternance — Azoura Fall et Kaïré — se voyaient infliger un mandat de dépôt. Ce télescopage de faits n’a rien d’anecdotique. Il dit quelque chose de la nouvelle phase que traverse notre République : celle d’un Etat de droit qui se construit, parfois dans la douleur, sous le regard inquiet de certains de ses bâtisseurs.
Il arrive que deux scènes simultanées résument à elles seules l’état d’un pays. Ce mardi 13 mai, pendant que les avocats de Farba Ngom défendaient leur client en conférence de presse dans un ton inquisitoire, Azoura Fall, ex-militant infatigable des cortèges de Sonko et de Diomaye, se voyait signifier un mandat de dépôt pour une vidéo vieille de plus de huit mois. Au même moment, un autre activiste, Kaïré, prenait le même chemin. La justice ne semble donc plus regarder les couleurs des tee-shirts, mais uniquement les faits.
Et cela, il faut le dire, est une révolution douce, mais réelle. Sous l’ancien régime, les militants opposants étaient arrêtés, jugés, parfois emprisonnés pour des motifs flous, pendant que les affidés du pouvoir se pavanaient au-dessus des lois. Aujourd’hui, l’on peut critiquer un juge en public — comme l’ont fait les avocats de Farba — sans craindre la répression, pendant que d’anciens proches du pouvoir sont convoqués ou entendus dans le calme par les mêmes institutions qu’ils bafouaient jadis.
Ce n’est pas une dérive. C’est une normalisation. Une justice qui convoque, qui tranche, qui juge sans distinction entre militants et anciens ministres. Une justice que certains jugent lente, d’autres imprévisible, mais qui a pour elle une qualité essentielle : elle ne cède plus à l’intimidation politique.
Cela dit, l’inquiétude de certains militants n’est pas illégitime. Azoura Fall, ce n’est pas n’importe qui. C’est ce jeune homme qui, lors des manifestations de 2021 à 2023, portait fièrement les drapeaux, galvanisait les foules, faisait vibrer les slogans d’un peuple en quête d’alternative. Il a été arrêté, emprisonné, brisé physiquement. Depuis, dit-on, il avait besoin d’un suivi psychologique. Le voir de nouveau entre les murs d’une cellule, pour une affaire mineure, crée un choc dans certaines franges de la base militante.
Mais ce choc, aussi compréhensible soit-il, ne doit pas se muer en exigence d’impunité. Le militantisme ne peut être une immunité. Le soutien passé à une cause, aussi noble soit-elle, ne dispense pas du respect de la loi. Ce serait une autre forme de dérive.
Le pouvoir actuel est donc à un carrefour. Il doit maintenir le cap de l’impartialité institutionnelle, tout en reconnaissant la dette morale envers ceux qui ont mis leur chair dans la balance de l’Histoire. Non pas pour leur accorder des passe-droits, mais pour leur témoigner, à sa manière, que leurs sacrifices n’ont pas été vains. Cela peut prendre la forme d’une pédagogie politique, d’une main tendue symbolique, d’une capacité à distinguer la faute du militantisme.
Et pendant ce temps, que font les anciens maîtres du jeu ? Ils redécouvrent la vertu du droit, dénoncent le silence des juges, invoquent la présomption d’innocence, se présentent en victimes d’une machine judiciaire qu’ils ont eux-mêmes contribué à gripper. Qu’ils se rassurent : le nouveau pouvoir ne répondra pas à leur cynisme par la vengeance. Il les laissera parler. Et la justice, elle, continuera à faire son travail.
C’est cela, la victoire dialectique de cette séquence. Un militant, s’il dérape, peut être jugé. Un ancien proche du régime, s’il se justifie, peut s’exprimer. Mais dans les deux cas, le Sénégal apprend à traiter les citoyens selon les règles communes, non selon leurs réseaux.
Reste donc un dernier défi : garder le cap sans perdre l’âme. Les juges font leur travail. C’est bien. Le gouvernement doit accompagner ce travail sans pression, mais avec écoute. Car l’alternance politique ne doit pas se traduire par une alternance de frustrations. Il faut que la justice reste égale, et que la mémoire reste vivante.
Ce pays a changé de cap. Il ne doit pas perdre ceux qui lui ont montré la route.