Des hauteurs de la philosophie aux travers d’un manifeste politisé: réponse à un manifeste fragile

Par Mamadou Sèye

Il y a dans l’espace public sénégalais une habitude dont on croyait avoir fait le deuil : celle d’agiter des concepts en guise de drapeaux, comme pour dissimuler le vide d’un raisonnement ou le malaise d’une posture. La tribune récemment publiée par cinq professeurs de philosophie contre les nouvelles autorités du Sénégal relève moins d’un exercice de pensée que d’un surgissement politique mal assumé, où la subjectivité le dispute à l’imprécision.

Dans un contexte démocratique apaisé, il ne saurait être interdit à des intellectuels de s’exprimer sur les affaires de la cité. Mais encore faut-il que leur intervention se hisse au niveau des exigences qu’impose leur propre champ : celui de la philosophie. C’est-à-dire une parole fondée, argumentée, dialectisée. Or ce qui nous a été servi dans cette tribune ressemble davantage à un tract camouflé sous les oripeaux d’un discours universitaire. Où sont les démonstrations ? Où sont les chaînes de raisons ? Où est l’effort critique ? La tribune égrène de vagues inquiétudes, colporte des impressions générales, brandit des angoisses feintes ou exagérées, sans jamais procéder au déploiement rigoureux qui seul permet de fonder une pensée.

Il faut ici convoquer Sartre, pour qui “le rôle de l’intellectuel n’est pas d’être du côté du pouvoir ou contre le pouvoir, mais du côté de la vérité.” Or que disent ces professeurs ? Rien de plus que ce que répètent, en boucle et sans imagination, certains opposants désorientés depuis la débâcle électorale de mars 2024. Tout se passe comme si ces penseurs avaient prêté leur plume à un ressentiment politique plutôt qu’à une analyse structurée.

De quel “danger” parlent-ils donc ? D’une “dérive autoritaire” ? Quelle dérive peut-on imputer à un pouvoir qui a remporté l’élection avec 54% au premier tour, dans un processus transparent, reconnu par tous ? Une telle légitimité ne se décrète pas : elle s’arrache, elle se gagne, elle s’assume. L’argument d’une dérive, repris sans précaution, sans faits précis ni temporalité claire, témoigne d’une paresse de pensée qui confine à la mauvaise foi.

Lénine nous a enseigné qu’en toute lutte idéologique, il convient de bien distinguer la contradiction principale de la contradiction secondaire. Aujourd’hui, au Sénégal, la contradiction principale est celle entre un peuple qui a choisi une voie nouvelle — celle de la souveraineté, de la reddition des comptes, de l’éthique de la gouvernance — et des appareils anciens, en quête de recyclage, parfois dissimulés derrière de nouveaux visages ou des langages universitaires.

Quand des professeurs de philosophie oublient que la pensée est d’abord une éthique de la précision, ils désertent leur fonction. L’acte d’écrire devient alors posture, effet de manche, ou pire : opération d’intimidation intellectuelle. Le vocabulaire philosophique devient alors un camouflage, un trompe-l’œil. Aristote nous avait pourtant prévenus : la philosophie ne vaut que par son logos, sa cohérence interne. Kant nous avait alertés : sans les conditions de possibilité de l’expérience, nul jugement n’a de valeur universelle.

Or, que constate-t-on ? Que ces professeurs, loin de nous livrer une analyse de la situation socio-politique, versent dans le “procès d’intention”. Ils ne décrivent pas un fait, ils redoutent un avenir, ils spéculent, ils prophétisent. Ce n’est plus de la philosophie, c’est de la nécromancie idéologique.

Nous autres, passés dans les rangs du département de philosophie de l’UCAD — à l’école de figures aussi exigeantes que Mamoussé Diagne, Souleymane Bachir Diagne, Abdoulaye Elimane Kane, Alassane Ndao, Aloyse Raymond Ndiaye, Dieydi Sy — savons ce que coûte un argument faible et ce que vaut une hypothèse solide. On ne peut invoquer ces maîtres, ces écoles, ces méthodes, pour les détourner vers des entreprises d’agitation.

La politique est certes traversée de passions. Mais toute critique adressée au pouvoir doit être à la hauteur de ce qu’elle conteste. Marx, dans La Sainte Famille, moquait ceux qui remplaçaient l’analyse réelle par le pathos de l’indignation. Mao, dans ses Contradictions au sein du peuple, nous rappelait qu’on ne combat pas des ennemis réels avec des mots creux mais avec des faits, des lignes, des stratégies.

L’accession au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko est le fruit d’un long processus historique. Ce n’est pas un surgissement, c’est une accumulation de luttes, de contradictions, de sacrifices. Il faut beaucoup d’aveuglement ou d’hypocrisie pour ne pas reconnaître la légitimité populaire de cette alternance.

Ce que la tribune des cinq philosophes échoue à penser, c’est précisément ce que le moment politique actuel donne à réfléchir. Car l’émergence de Diomaye Faye et d’Ousmane Sonko n’est pas un accident ou un malentendu électoral : c’est la manifestation concrète d’un tournant historique. Un moment rare où le peuple sénégalais a décidé de sortir des marges du récit, pour en devenir le sujet principal.

Il y a là une matière à penser immense : une crise d’hégémonie au sens de Gramsci ; une reconfiguration dialectique des rapports entre gouvernants et gouvernés, dans la ligne de Mao ; une réinvention de la souveraineté comme puissance d’agir collective ; et surtout, une réhabilitation de l’éthique politique comme exigence personnelle de vérité et de sacrifice.

Ignorer ces éléments pour ressasser des angoisses molles, c’est refuser de philosopher quand il le faudrait. C’est trahir non seulement la rigueur, mais aussi le peuple.

Que l’on soit professeur ou militant, écrivain ou président, la pensée est d’abord une responsabilité. Et la responsabilité, aujourd’hui, est de penser en vérité le Sénégal qui vient. Sans nostalgie, sans crainte, sans détours.


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