Détente-Le lendemain de Tabaski ou l’art délicat de digérer le mouton… et les apparences

Par Mamadou Sèye

Le mouton est mort, vive le silence ! Car s’il est un art que les Sénégalais maîtrisent à la perfection, c’est celui de ne rien dire… mais de tout entendre. Surtout le lendemain de Tabaski. Ce jour étrange, à mi-chemin entre digestion, discrétion et introspection collective.

Les quartiers se réveillent dans une torpeur grasse. Les maisons sentent le mouton réchauffé, le charbon humide, les regrets cuisants et les comptes mentaux qui s’allongent : « J’ai acheté ce bélier à combien déjà ? », « Fallait-il vraiment les trois tenues pour les enfants ? », « Et pourquoi n’a-t-il même pas appelé ? ».
Dans les rues, les habits neufs de la veille ont laissé place à des boubous plus larges – le ventre a parlé – et les sourires polis ont parfois viré à l’observation stratégique.

Car ici, le lendemain de fête est un miroir sans pitié. On y lit ceux qui ont trop donné pour paraître, ceux qui n’ont rien donné mais sont venus voir, ceux qui ont vu… et noté. Car tout se note, pas sur papier mais dans les cœurs et les cerveaux.
La voisine qui n’a pas salué. Le cousin qui a mangé sans rien amener. Le beau-frère qui a promis un mouton et a envoyé un silence. Et puis l’ami discret qui, sans se forcer, est venu les bras ouverts et le sourire sincère. Lui, on ne l’oubliera pas.

Les Sénégalais vivent la Tabaski comme un théâtre. Tout y est performance. Le sacrifice, la tenue, l’accueil, la générosité visible. Et comme dans toute mise en scène, le lendemain est critique. On évalue. On murmure. On compare. On se félicite d’avoir été « dignes », ou on s’en veut d’avoir un peu trop fait.
Et dans cet entre-deux où l’on digère plus que la viande, on redevient humains. Fragiles. Complexes.
Certains regrettent le mouton abattu, d’autres l’argent englouti. Beaucoup, en silence, repensent à ceux qui n’ont rien eu : le voisin oublié, le frère fâché, le collègue discret.

Mais tout n’est pas malaise. Il y a aussi la beauté simple de ce lendemain. Ce moment où l’on reprend le thé, sans décor. Où les enfants racontent leurs aventures de la veille, leurs habits salis comme autant de médailles d’une liberté retrouvée.
Ce moment où les femmes s’asseyent enfin. Où les hommes relâchent la pression. Où l’on redevient « soi » après avoir été « vitrine ».

Et puis il y a les autres, ceux qui n’ont pas immolé de mouton, mais ont su préserver leur dignité. Ceux qui n’ont pas posté de photos, mais ont partagé leur pain. Ceux qui n’ont pas les moyens, mais gardent la noblesse tranquille de ceux qui savent que Dieu lit dans les cœurs, pas dans les portefeuilles.

Car oui, au fond, le vrai sacrifice commence après la fête : c’est celui des apparences, des vanités, des jugements.
Le lendemain de Tabaski, le pays respire lentement, essuie ses mains, compte ses silences… et se prépare déjà pour la prochaine comédie.


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