Par Mamadou Sèye
Aujourd’hui, l’ARCOP entre dans une nouvelle ère. L’Autorité de régulation de la commande publique lance sa plateforme nationale de dématérialisation des marchés, un tournant attendu depuis des années dans l’écosystème de la gouvernance sénégalaise. Ce saut technologique n’est pas seulement un progrès administratif ; c’est une révolution culturelle dans la manière dont l’Etat achète, contractualise et rend compte. Dans un pays où la commande publique représente près de 25 % du PIB, la digitalisation est un levier de transparence, mais aussi un test grandeur nature pour l’administration, les entreprises et la société tout entière.
On peut le dire sans détour : l’ARCOP mérite des encouragements. A l’heure où beaucoup d’institutions se contentent d’effets d’annonce, elle a choisi d’agir. Mettre en ligne l’ensemble du processus – de la publication à l’attribution – c’est oser la lumière dans un domaine longtemps tenu à l’abri des regards. C’est aussi aligner le Sénégal sur les standards internationaux de bonne gouvernance et répondre à une exigence de redevabilité chère aux citoyens et aux partenaires techniques et financiers. En se positionnant comme pionnière africaine de la commande publique numérique, l’ARCOP projette le pays dans une dynamique d’intégrité et d’efficacité qui doit inspirer d’autres secteurs.
Mais il faut garder la tête froide. Car la digitalisation, si elle est mal conduite, peut devenir un simple vernis technologique. Le risque est connu : une plateforme flambant neuve, des modules sophistiqués, mais un usage réel faible, limité à quelques administrations centrales bien connectées. Or, la transformation numérique ne se décrète pas, elle s’incarne. Elle suppose des acteurs formés, un accompagnement continu et une infrastructure robuste. Sans cela, le numérique devient un mythe, une façade sans substance.
La réussite du projet ARCOP dépendra donc de plusieurs conditions critiques. D’abord la capacité humaine : il faudra que les acheteurs publics, les contrôleurs financiers, les entreprises, les collectivités et même les organes de contrôle s’approprient l’outil. La fracture numérique, encore réelle dans certaines zones, ne doit pas se transformer en fracture administrative. Ensuite la cohérence technique : la plateforme ne doit pas fonctionner en vase clos, mais s’interconnecter avec les systèmes du Trésor, des impôts, du registre du commerce et des banques. Sans interopérabilité, pas de traçabilité. Sans traçabilité, pas de confiance.
Vient ensuite le défi de la cybersécurité. La commande publique, c’est de l’argent public, donc une cible potentielle. Il faudra garantir la confidentialité des offres, la protection des données et la résistance du système face aux intrusions. Ce n’est pas une option. Dans un monde où la donnée est devenue le pétrole du pouvoir, l’Etat doit apprendre à protéger ce qui fonde sa crédibilité.
Mais la digitalisation n’est pas qu’un enjeu technique : c’est une question de moralisation et d’équité. Le nouveau dispositif doit élargir l’accès à la commande publique, notamment pour les PME, les entreprises régionales et les jeunes entrepreneurs. Trop souvent, les appels d’offres restent captés par un cercle restreint de fournisseurs habitués aux codes et aux réseaux. Le numérique doit casser ces barrières et démocratiser l’accès à l’information et à la concurrence loyale. C’est à cette condition que la réforme produira de la valeur et de la confiance.
L’ARCOP joue gros. Son initiative arrive dans un contexte où la reddition des comptes est devenue une exigence nationale. Après les remous autour de la SENELEC ou de PETROSEN, le Sénégal ne peut plus se contenter de discours. Les citoyens veulent voir, savoir et juger sur pièces. En mettant les données de la commande publique à portée de clic, l’ARCOP place chaque marché sous le regard collectif. Et c’est bien. Mais cette ouverture doit s’accompagner d’une gouvernance claire de la plateforme : qui contrôle les flux ? Qui valide les attributions ? Qui arbitre en cas de litige ? Le numérique ne doit pas effacer la responsabilité, il doit au contraire la rendre mesurable.
La transparence ne se limite pas à la technologie. Elle repose sur une volonté politique constante et sur des mécanismes de contrôle indépendants. Le digital, s’il est bien utilisé, peut devenir le meilleur allié de l’éthique publique. Mais s’il est instrumentalisé, il peut aussi servir à maquiller les chiffres et à déplacer l’opacité sur un autre terrain, plus silencieux et plus technique. C’est ici que la société civile, les médias et les organes de régulation doivent jouer leur rôle de veille active.
Aujourd’hui donc, l’ARCOP ne se contente pas de lancer une plateforme ; elle engage le pays sur un chemin de responsabilité numérique. L’histoire dira si ce pas audacieux se transformera en marche durable vers la confiance publique. En attendant, reconnaissons-le : cette réforme est novatrice, courageuse et nécessaire. Mais elle ne réussira que si elle conjugue transparence, sécurité et inclusion. Car le vrai défi n’est pas de digitaliser la commande publique ; c’est de digitaliser la conscience de ceux qui la servent.