Par Mamadou Sèye
Longtemps, la transhumance politique a été un art de transformer la fidélité en transaction et la conviction en plan de carrière. On change de camp comme on change de chemise — non par souci de représentation citoyenne, mais pour se mettre à l’abri, préserver ses avantages ou acheter l’impunité. Cette mécanique a été le lubrifiant discret du système : elle garantissait aux profiteurs une porte de sortie, un parapluie politique lorsque la pluie judiciaire tombait.
Aujourd’hui, la carte change. Les nouvelles autorités ont choisi, dans une certaine mesure, de rompre avec la rotation des immunités et des complicités. Elles ont mis la priorité sur la tolérance zéro vis-à-vis des crimes financiers, engagé des mécanismes de contrôle et imposé des règles qui redéfinissent le rapport à l’argent public. Le message est simple : il n’y aura plus de planques automatiques, plus de migration opportuniste indolore. Cette posture a déjà réorienté la stratégie des anciens courtisans.
Résultat : la transhumance est en panne. Ceux qui, hier, se ruèrent vers les nouvelles couleurs pour préserver leurs intérêts se retrouvent sans boulevard. Deux attitudes dominent désormais : la résilience forcée, se terrer et réduire sa visibilité en attendant la suite, et la combativité par procuration, financer relais et narratifs pour contester sans s’exposer personnellement. Entre les deux, il y a la peur et le calcul. Mais ce qui change fondamentalement, c’est que l’ancien réflexe « je me rapproche du pouvoir et je suis sauvé » ne fonctionne plus aussi facilement.
Cette panne a des conséquences politiques profondes. Elle fragilise les coalitions bâties sur l’opportunisme plutôt que sur des programmes : ces alliances éclatent ou deviennent des coquilles vides, incapables de produire une alternative crédible. Elle pousse certains acteurs vers des stratégies indirectes : instrumentaliser la communication, fabriquer des narratifs de victimisation, manipuler l’opinion. Tout cela pollue le débat public et menace la confiance démocratique.
Mais la rupture n’est pas uniquement vertueuse. Une lutte contre la corruption menée sans garde-fous transparents court le risque de se muer en chasse aux sorcières. Le legitime besoin de reddition des comptes exige des procédures irréprochables pour éviter que la sanction ne devienne vengeance. Le défi est double : punir sans instrumentaliser, ouvrir sans humilier.
La société ne doit pas laisser l’issue de ce bras de fer dépendre des seules logiques de survie des élites. Si la transhumance est aujourd’hui ralentie, c’est une opportunité pour imposer des règles durables : protection des lanceurs d’alerte, audits indépendants, transparence totale dans la gestion des fonds publics. C’est une chance de refonder les pratiques, pas seulement de punir.
Politiquement, cette panne ouvre un espace pour une recomposition authentique. Les partis et mouvements qui joueront la carte de la discipline morale, de la responsabilité et de l’argumentation claire pourront capter l’attention des citoyens fatigués des renversements opportunistes. Ceux qui continuent de parier sur les mêmes logiques clientélistes s’exposeront à l’érosion rapide de leur base : la proximité au pouvoir ne suffit plus à garantir l’impunité, et les électeurs réclament plus que des têtes, ils exigent des pratiques.
Mais attention : la transition est une épreuve de maturité. L’Etat qui punit doit aussi garantir que la sanction ne renforce pas la polarisation et n’affaiblisse pas les contre-pouvoirs. Les élites repentantes ne doivent pas se contenter d’un camouflage ; il faut des mécanismes de réparation, des actes publics de reddition et un récit national qui transforme la sanction en chance de refondation, et non en vengeance.
La transhumance vacille. C’est une bonne nouvelle si nous savons qu’en finir avec elle exige plus que des poursuites : il faut des règles claires, une pédagogie républicaine et une démocratie qui transforme les pratiques, pas seulement les têtes. Sinon, cette panne ne sera qu’un répit et le troupeau reprendra sa route dès que les planques réapparaîtront.