Par Mamadou Sèye
La justice sénégalaise traverse une crise qui prend en otage des milliers de citoyens. Les greffes sont fermés, les audiences suspendues, les actes bloqués : pour le justiciable ordinaire, chaque jour de grève est une double peine. On ne conteste pas aux greffiers leur droit de défendre leurs intérêts matériels et moraux : toute démocratie reconnaît ce droit et chacun comprend qu’un engagement signé depuis 2018 doit être respecté. Mais dans ce bras de fer, il y a un point aveugle : celui des populations, silencieuses mais premières victimes.
La justice n’est pas un service comme les autres : elle touche à ce qui fait tenir une société debout. On peut retarder l’ouverture d’un marché ou la construction d’un stade ; mais on ne peut pas différer indéfiniment l’accès à un juge. Chaque jour perdu aggrave la souffrance de ceux qui attendent une décision qui engage leur liberté, leur patrimoine ou leur dignité. Selon certains spécialistes interrogés, dans un Etat de droit, les professions judiciaires devraient se sentir investies d’un devoir particulier : se battre pour leurs droits, oui, mais sans jamais rompre le lien entre le citoyen et son juge. Il existe d’autres formes de pression, d’autres rythmes de combat ; la grève totale, répétée et prolongée, finit par saper le socle même de l’institution qu’on prétend défendre.
Les nouvelles autorités ont hérité d’un dossier lourd dans un contexte difficile ; elles ont choisi d’ouvrir le dialogue tout en posant des garde-fous : réquisitions pour éviter l’asphyxie totale, ponctions pour rappeler que l’Etat ne peut pas rester immobile. On peut discuter des méthodes mais il est impossible d’ignorer que le pays vit une période où chaque blocage est un poison.
Cette crise pose une question fondamentale : à qui appartient la justice ? Ni aux magistrats ni aux greffiers ; elle appartient aux citoyens. Et toute action qui prive ces derniers de leur droit au juge revient à leur retirer la confiance qu’ils accordent à la République. Les autorités doivent aller au fond de ce dossier et réformer sérieusement le statut de ces professionnels : il est temps de sortir des demi-mesures et d’avoir une politique claire de formation, de perspectives et de reconnaissance.
Mais aux grévistes, il faut dire les choses clairement : votre combat est légitime mais il ne doit pas devenir une punition pour des innocents. On ne se grandit pas en ajoutant la souffrance des autres à la sienne. L’intelligence d’un corps professionnel se mesure aussi à sa capacité à concilier ses intérêts avec ceux de la Nation. Dans cette tension entre revendication et responsabilité, il y a un équilibre à retrouver, et cet équilibre n’est pas une faveur faite aux autorités : c’est une dette contractée envers le peuple. Dans un pays où la justice s’arrête, tout finit par s’arrêter.