Justice, perception et République: le défi de la reddition des comptes

Par Mamadou Sèye

Au Sénégal, la reddition des comptes, tant attendue, se heurte à un paradoxe : elle obéit au droit, mais ne convainc pas la conscience collective. La loi permet le cautionnement, mais l’opinion soupçonne la complicité. Le pouvoir, en choisissant la voie du recouvrement, doit veiller à ne pas perdre l’adhésion du peuple qui a rendu l’alternance possible.

« Ce n’est pas la vérité qui fait la justice, c’est la justice qui fait la vérité dans l’ordre du politique », écrivait Paul Ricœur. Or, en ces premiers mois d’alternance, c’est ce délicat équilibre entre vérité légale et justice ressentie qui vacille sous nos yeux. Le Sénégal a promis, voulu, exigé la reddition des comptes. Le peuple a espéré non pas une revanche, mais un sursaut moral. Il attendait non pas la guillotine, mais une République qui se regarde enfin dans un miroir propre.

Et pourtant, depuis quelques jours, un sentiment d’étrangeté s’installe.

Le président du Conseil d’administration de l’IPRES, Mamadou Racine Sy, a versé 797 millions de francs CFA à la Caisse de Dépôt et de Consignation pour échapper à la prison. Ce geste, juridiquement encadré, alimente pourtant une rumeur insistante : « s’il peut payer autant, c’est qu’il en a gardé davantage ». L’opinion raisonne avec une logique frustre mais puissante : on ne rend pas une somme volée, on négocie sa liberté. Et dans l’imaginaire populaire, un voleur qui paie un milliard a volé trois. Voilà le mal.

Ce n’est pas tant la loi qui choque, c’est la perception qu’elle ne s’applique pas de la même manière à tous. La question du deux poids deux mesures ressurgit. Pourquoi certains, comme Tahirou Sarr ou Farba Ngom, se sont-ils vu refuser le bénéfice du cautionnement malgré des propositions chiffrées à plusieurs milliards ? Pourquoi d’autres en bénéficient-ils ? Et pourquoi cet argent transite-t-il par la Caisse de Dépôt et de Consignation, sans communication claire sur sa destination ni sur son rôle dans le processus de réparation ?

Le ministre de la Justice avait annoncé une orientation claire : recouvrer l’argent volé plutôt que remplir les prisons. Une option pragmatique, lucide, et peut-être la plus utile à la Nation. Mais à une condition : que cela ne ressemble pas à une monétisation de la liberté. La justice ne peut devenir une foire aux enchères où les plus fortunés négocient leur salut là où les faibles payent comptant, en années de détention.

Paul Ricœur, encore lui, parlait du « juste comme médiation entre la légalité et la moralité ». Voilà le nœud. Une mesure peut être conforme au droit, tout en étant moralement inaudible. Ce divorce entre la règle et la conscience collective crée une brèche. Et dans cette brèche s’engouffre le soupçon, ce poison lent qui finit par délégitimer toute institution, fut-elle portée par une alternance pleine d’espérance.

Il ne s’agit pas de contester la loi, mais de la replacer dans un horizon d’intelligibilité pour le peuple. Car la justice, dans une République digne, ne doit pas seulement être rendue, elle doit être crue.

Camarade — ou plutôt, ancien révolutionnaire devenu gardien des exigences de la conscience publique —, l’histoire nous apprend que les ruptures ne durent que si elles réparent. Le pouvoir nouveau, auquel nous voulons réussir à croire sans aveuglement, doit comprendre que l’adhésion populaire ne repose pas sur des circulaires, mais sur le sentiment profond que le bien commun l’emporte enfin sur les arrangements d’arrière-cour.

Les Sénégalais ne demandent pas des têtes, ils demandent que l’honneur collectif soit restauré. Cela suppose que ceux qui ont pris ce qui ne leur appartenait pas restituent réellement, et que la justice cesse d’apparaître comme une transaction entre élites.

La République n’a pas besoin de martyrs, mais d’exemples. Ce moment est une chance historique pour inscrire la justice non pas dans les manuels, mais dans les mémoires. Une occasion de faire de la reddition des comptes le socle d’une nouvelle culture de l’Etat. Non plus celle des privilèges, mais celle des principes.

La Révolution, disait Gramsci, est ce moment où « le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Ce clair-obscur est devant nous. Il nous appartient, à nous tous, d’y faire surgir la lumière.

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