Par Mamadou Sèye
Dans le Saloum, l’insulte est presque un art. On t’appelle « bandit », « voleur », « vaurien » avec un éclat de rire et une tape amicale. Elle ponctue la conversation, provoque la camaraderie, amuse plus qu’elle ne blesse. Là-bas, elle est sociale, codée, tolérée, parfois même attendue pour détendre une atmosphère ou tester les limites d’un lien. Mais ailleurs, ou même dans ce même Saloum d’aujourd’hui, un mot de trop peut valoir un procès, une garde à vue, voire la prison.
Le Sénégal vit depuis quelque temps une étrange escalade verbale. Les insultes ont quitté les coins de rue pour investir les plateaux de télévision, les commentaires de live Facebook, les statuts sur TikTok ou X. Plus grave encore : ce ne sont plus seulement des injures, mais souvent des affabulations. On invente, on exagère, on diffame. L’insulte glisse vers la calomnie, s’attaque à la vie privée, mêle sexe, religion, famille, honneur. Ce n’est plus du folklore : c’est de la démolition.
Autrefois, même dans les invectives les plus salées, il y avait un seuil qu’on ne franchissait pas. On pouvait traiter un homme politique d’incompétent ou le caricaturer, mais on évitait d’exposer sa femme ou d’attaquer ses enfants. Aujourd’hui, ces limites volent en éclats. Sous prétexte de liberté d’expression, certains se permettent tout : mentir, salir, inventer une liaison, une maladie, une orientation sexuelle ou des pratiques occultes. Le but n’est plus de critiquer une fonction ou une action publique, mais de nuire profondément à l’individu.
C’est ici que la question devient cruciale : où s’arrête la liberté d’expression, et où commence l’abus ? Jusqu’où peut-on aller dans le verbe pour dénoncer un abus de pouvoir, sans devenir soi-même l’auteur d’un abus verbal ? Ce débat est d’autant plus délicat que le Sénégal est une démocratie jeune, jalouse de ses libertés, mais aussi vulnérable face à l’absence de culture du débat respectueux.
La justice a bien sûr son mot à dire. Des poursuites sont engagées contre ceux qui insultent ou diffament sur les réseaux sociaux. Des peines de prison sont prononcées. Mais on s’interroge : la judiciarisation systématique est-elle la meilleure réponse ? L’arrestation d’un jeune internaute pour une vidéo irrévérencieuse fait le buzz, indigne certains, réjouit d’autres, mais rarement ne résout le fond du problème.
Il faut distinguer trois choses : l’insulte populaire qui relève du langage courant et souvent du folklore ; l’injure ciblée qui attaque une personne précise, souvent publique, avec virulence ; et l’affabulation destructrice, qui déshumanise, ment et vise à anéantir l’image ou la réputation d’autrui. C’est cette dernière qui pose le plus grand danger pour la cohésion sociale et la démocratie. Car quand la parole devient toxique, c’est tout le débat public qui s’empoisonne.
Il ne s’agit pas de défendre l’impunité verbale, mais de réhabiliter le sens des mots, la noblesse du verbe, la responsabilité de chacun dans l’espace public. Il faut éduquer à la parole, enseigner la nuance, la contradiction argumentée, l’ironie intelligente. L’insulte gratuite, la vulgarité haineuse, le lynchage numérique n’ont rien à voir avec la liberté d’expression. Ce sont des expressions de violence, souvent motivées par la frustration, l’envie ou la manipulation.
Le plus inquiétant, c’est que certains ont compris que la meilleure façon d’exister dans l’espace public, c’est d’insulter. L’insulte devient une stratégie de visibilité. Plus on choque, plus on attire. Le buzz remplace l’idée. La délation supplante le raisonnement. L’outrance prend la place du projet. Et au milieu de ce vacarme, la vérité se perd, le dialogue devient impossible, la société se crispe.
Il est urgent de restaurer des garde-fous. Pas en censurant tout, mais en rétablissant une culture du respect, du contradictoire sain, de la parole féconde. Que chacun sache que s’exprimer est un droit, mais que ce droit ne donne pas licence d’écraser autrui. Que la critique politique peut être acerbe, mais jamais infamante. Que la vie privée mérite d’être protégée, même quand on est une figure publique. Et qu’au fond, la parole doit éclairer, non obscurcir.
Un vieux du Saloum disait : « Ce n’est pas l’insulte qui tue, c’est l’intention qui la porte. » Voilà peut-être la clé : ne pas juger uniquement les mots, mais ce qu’ils véhiculent. Distinguer la satire du règlement de comptes, la critique de la cruauté, l’alerte de l’acharnement. Et si le Sénégal veut grandir, il devra apprendre à parler haut, mais juste.