Par Mamadou Sèye
La vérité, lorsqu’elle surgit, n’a pas besoin d’élever la voix. Elle s’impose par sa nudité. Quand la directrice générale du FMI a reconnu publiquement l’existence d’une dette cachée contractée sous l’ancien régime, elle n’a pas seulement validé une information technique : elle a provoqué un séisme moral et politique. Ce mot – dette cachée – est venu comme un couperet, brisant le silence d’un pays habitué à dissimuler ses fêlures derrière des slogans de stabilité et de réussite économique. Toutes les chaînes de télévision du monde et les grands organes de presse ont relayé la nouvelle, donnant à cette affaire une résonance planétaire.
Ce que cette déclaration révèle, ce n’est pas seulement une fraude comptable, mais une trahison du contrat social. Dans un Etat où la dette devient clandestine, la morale publique s’éteint. On entre alors dans le règne du simulacre : budgets présentés comme équilibrés, performances maquillées, indicateurs trafiqués pour flatter le Prince. Le mensonge budgétaire devient un art de gouverner, et la ruse un instrument de survie politique.
Le Sénégal vit aujourd’hui ce que d’autres Nations ont connu avant lui : la confrontation brutale entre la vérité économique et la comédie politique. Le FMI, institution prudente dans ses mots, ne joue pas avec la sémantique des chiffres. Sa directrice n’a pas parlé de “malentendu” ni de “glissement technique”. Elle a parlé de dette cachée. Ce terme claque comme un verdict. Car cacher une dette, c’est refuser à la Nation le droit de savoir. C’est trahir les contribuables, les générations futures et même les partenaires internationaux. Et ceux qui, aujourd’hui, cherchent à relativiser la portée de cette révélation en invoquant la “diplomatie financière” du FMI se ridiculisent. On ne maquille pas la vérité comptable d’une institution dont la crédibilité repose sur la rigueur des chiffres.
Mais au-delà de l’économie, c’est la morale qui s’effondre. Le peuple découvre qu’on lui a menti, que l’Etat a joué contre lui, et que ceux qui l’exhortaient à la rigueur détournaient en silence les clés de la caisse.
Lénine, dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, écrivait que la rente financière déshumanise la politique : elle déconnecte le pouvoir de la production réelle et le transforme en gestion de privilèges. Le capitalisme rentier, disait-il, “vit du pillage, non du travail”. Or, c’est bien ce que révèle cette affaire : un Etat devenu rentier, c’est-à-dire consommateur de dettes, de flux, de commissions, sans création de valeur productive. Le pouvoir cesse alors d’être une administration de la cité pour devenir une entreprise privée de captation de richesses.
Comme l’avait souligné Keynes, la dette publique n’est pas mauvaise en soi ; elle devient dangereuse lorsqu’elle finance la vanité plutôt que la productivité. Ici, les signes extérieurs de puissance – grands projets mal ficelés, infrastructures non rentables, marchés octroyés sans contrôle – ont remplacé la vision économique durable. La dette n’était plus un levier de développement, mais un mécanisme de reproduction du système clientéliste.
Dans un tel contexte, la comptabilité mensongère devient un instrument de maintien au pouvoir. L’Etat se transforme en acteur spéculatif, et les institutions en chambres d’écho du mensonge.
Le Sénégal n’invente rien. Le Mozambique, en 2016, fut éclaboussé par une affaire de dette cachée de deux milliards de dollars, contractée dans l’ombre pour financer des projets fictifs. Le scandale a plongé le pays dans une récession brutale, brisé la confiance des bailleurs et conduit plusieurs dirigeants en prison. L’Argentine, la Grèce ou encore les Philippines sous Marcos ont connu le même scénario : la dette dissimulée comme arme politique, l’évasion des capitaux, puis la faillite morale et financière. Dans tous les cas, la vérité finit par surgir. Elle rattrape les régimes les plus habiles, car la comptabilité nationale ne ment pas éternellement.
Depuis la confirmation du FMI, les réactions trahissent l’inquiétude. Certains anciens dignitaires s’agitent, d’autres se réfugient dans un mutisme stratégique. La peur change de camp, et des langues se délient. On parle de maisons et de concessions abritant des valises d’argent. On évoque des complicités jusque-là inavouables. L’ancien système, privé de la protection de la transhumance politique, découvre la solitude du naufrage. Ceux qui avaient pris l’habitude de négocier leur impunité découvrent un pouvoir qui ne pactise pas avec la compromission.
Et dans cette nouvelle atmosphère, la panique devient palpable : les justifications se multiplient, les alliances se fissurent, les relais médiatiques s’essoufflent. Mais ce moment de panique est aussi un moment de vérité pour le pays. C’est une opportunité historique de refonder la relation entre l’Etat et le citoyen sur la base de la sincérité.
Mao Zedong disait : “La vérité est souvent du côté des masses, même si elle commence par déranger les puissants.” Cette phrase, prononcée dans un autre contexte, résonne aujourd’hui avec une acuité particulière. Car la vérité dérange, et c’est précisément pour cela qu’elle libère.
Le Sénégal est à la croisée des chemins. Il peut choisir la fuite en avant, en maquillant encore les bilans et en pactisant avec les fauteurs de désordre ; ou bien il peut assumer la transparence comme fondement d’une nouvelle gouvernance. Le moment de Diomaye et Sonko n’est pas seulement politique ; il est moral. Ils incarnent une rupture entre l’Etat rentier et l’Etat productif, entre la gestion du mensonge et la pédagogie de la vérité.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : cette rupture sera douloureuse. Elle expose les fortunes douteuses, les patrimoines illégitimes, les réseaux de connivence. Elle met à nu des années d’impunité et d’hypocrisie. C’est pourquoi la peur monte, pourquoi certains cherchent à semer le chaos : quand la lumière entre, les ténèbres se défendent.
La dette cachée n’est pas qu’une affaire de chiffres ; c’est un miroir tendu à la Nation. Elle dit notre rapport à la vérité, notre tolérance à la corruption, notre aptitude à la responsabilité. Il n’y a pas de redressement économique sans redressement moral. Et il n’y a pas de souveraineté sans vérité.