Par Mamadou Sèye
Le monde bouge, camarade, et il bouge vite. Les certitudes forgées depuis Bretton Woods se disloquent sous le poids d’un nouvel ordre qui s’installe, inexorable. L’hégémonie américaine, longtemps adossée au dollar tout-puissant, vacille, et avec elle, tout l’édifice du capitalisme financier occidental. Les BRICS ne sont plus un sigle d’économistes rêveurs, mais la matrice d’un monde multipolaire, celui où les peuples du Sud décident de se lever, non pour défier, mais pour exister autrement.
Pendant que Washington s’épuise dans ses croisades commerciales et que l’Europe doute de son propre souffle, Pékin, New Delhi, Moscou, Brasilia et Pretoria esquissent un nouveau récit mondial. Ce récit ne se raconte pas dans les sommets du G7, mais dans les forums des BRICS élargis, désormais rejoints par des puissances comme l’Arabie saoudite, l’Iran ou l’Éthiopie. Une architecture parallèle prend forme, hors du FMI, hors de la Banque mondiale, hors de la logique punitive du dollar-roi. Ce monde ne se contente plus de contester : il propose.
Ce que les grandes capitales occidentales n’ont pas vu venir, c’est cette lente migration de la puissance, ce glissement du centre de gravité vers le Sud et l’Est, vers ceux qu’on disait périphériques et qui, désormais, fixent le rythme. La Nouvelle Banque de Développement des BRICS, les accords énergétiques dédollarisés, les échanges en monnaies locales, tout cela traduit un basculement tectonique. Ce n’est pas une révolte. C’est une refondation.
Et dans cette recomposition, le Sénégal et, au-delà, l’Afrique doivent choisir leur position historique. Rester des sous-traitants dociles de la pensée financière occidentale ou assumer une migration douce mais résolue vers d’autres horizons. Loin des coups de menton nationalistes, il s’agit de revendiquer sereinement le droit de diversifier ses partenariats, de s’émanciper du contrôle des institutions qui ont tant promis et si peu délivré. Les ajustements structurels du FMI ont stérilisé des générations entières de politiques publiques. Les mécanismes d’endettement reproduisent l’impuissance. Et lorsque les économies africaines trébuchent, les agences de notation accourent pour frapper fort et vite.
Mais qu’observons-nous aujourd’hui ? Que Moody’s, cette même agence prompte à dégrader le Sénégal ou le Ghana, s’abstient de publier la notation de la France. Brusquement, la rigueur méthodologique se fait discrète. La notation devient diplomatique. On temporise, on arrondit les angles, on tait le malaise. Pourquoi ? Parce que le malade s’appelle Paris, et qu’un mot de trop ferait trembler tout l’édifice européen. Voilà le double jeu : deux poids, deux mesures. La morale financière cesse là où commence la géopolitique.
L’Europe se retrouve nue face à ses contradictions. Son modèle, jadis triomphant, est aujourd’hui épuisé. Une dette publique colossale, une croissance famélique, une inflation rampante, un désarroi politique qui mine la cohésion du continent. Même ses agences, naguère arrogantes, préfèrent détourner le regard. On ménage les grands malades du Nord pendant qu’on sermonne les petits du Sud. Mais la crédibilité s’effrite, et avec elle l’aura morale d’un Occident qui ne croit plus en lui-même.
Les maladresses répétées de Donald Trump ont accéléré cette décrépitude. En insultant ses alliés, en torpillant les accords multilatéraux, il a révélé la vérité crue : le monde n’a plus besoin de tuteur. L’ère du commandement univoque est terminée. L’idéologie du « America First » a, paradoxalement, ouvert la voie à un monde sans centre, un monde d’équilibres mouvants où chaque puissance défend désormais ses intérêts sans passer par Washington.
Dans ce monde nouveau, l’Afrique n’a pas vocation à rester spectatrice. Elle doit devenir actrice, arbitre et stratège. Le Sénégal, par sa stabilité politique et son ancrage intellectuel, peut servir de pont entre l’Afrique francophone et le monde multipolaire. Mais il faut pour cela rompre avec les réflexes de dépendance, oser l’autonomie intellectuelle, technologique et financière. Les partenariats avec les BRICS ne doivent pas être perçus comme des ruptures, mais comme des ouvertures, des bouffées d’air pour une Afrique qui aspire à respirer hors du carcan du consentement économique.
Les peuples observent, les marchés aussi. Ils savent que la véritable révolution n’est plus armée, mais monétaire, énergétique, cognitive. Et pendant que l’Europe cache ses failles et que Moody’s se tait, les BRICS tissent patiemment la toile d’un nouvel équilibre mondial, où le FMI ne dictera plus seul la morale, et où le dollar ne régnera plus sans partage.
Le monde multipolaire n’est pas un fantasme maoïste dégénéré, camarade. C’est la réalité qui vient, implacable et nécessaire. Et comme toujours, l’histoire se montre généreuse avec ceux qui ont le courage d’en prendre le train en marche.