L’ultradémocratisme, nouvelle tentation sénégalaise

Par Mamadou Sèye

La démocratie sénégalaise, jadis admirée pour sa maturité, semble aujourd’hui glisser vers un vacarme sans colonne vertébrale. On confond liberté et désordre, droit et caprice, justice et rumeur. Pendant que nos voisins agissent avec rigueur, nous nous noyons dans l’ultradémocratisme – cette maladie du verbe sans acte, du bruit sans sens.

Regardons autour de nous. En Mauritanie, une vingtaine de hauts responsables viennent d’être limogés après un rapport accablant de la Cour des comptes. Pas de slogans, pas de drapeaux brandis dans la rue, pas de pression de la foule : simplement l’Etat qui assume sa responsabilité, applique la loi, tranche dans la dignité institutionnelle. Là-bas, la République agit sans théâtre. Ici, camarade, nous théâtralisons tout, même la morale.

Depuis quelques semaines, le Sénégal bruisse de toutes parts. Marches improvisées, tweets incendiaires, indignations en série : un charivari qui finit par étouffer l’essentiel. On ne dit pas qu’il ne faut pas respecter l’Etat de droit. On dit simplement qu’il faut cesser d’en faire un carnaval.
La démocratie ne peut pas survivre dans une société où tout le monde parle en même temps et où plus personne n’écoute.
Nous assistons à une sorte de surenchère démocratique, une passion du vacarme où chaque cause devient sacrée, chaque opinion se croit vérité, chaque militant se prend pour une institution.

L’ultradémocratisme, c’est ce moment où la liberté devient ivresse et où la justice devient spectacle.
Le danger n’est pas seulement politique, il est moral.
On en arrive à confondre volontairement les registres : les détenus politiques – ceux qui ont payé le prix d’un engagement, d’une opinion, d’une lutte – sont mis dans le même sac que ceux qui ont manipulé les deniers publics pour s’enrichir personnellement. Et dans cette confusion entretenue, les fautes deviennent des opinions, et les délits, des injustices supposées.
Le peuple qui a combattu pour l’alternance ne comprend plus rien.
Il se demande si les principes pour lesquels il s’est battu n’ont pas été dévoyés par le vacarme des faux démocrates.

Ce désordre moral est le plus redoutable. Parce qu’il efface les repères. Parce qu’il pousse à croire qu’il suffit de crier pour avoir raison, de marcher pour être victime, de tweeter pour exister politiquement.
Mais la démocratie n’est pas un chœur, c’est une discipline collective.
Elle repose sur la responsabilité, la hiérarchie des institutions, le respect de la justice, la patience des procédures. Elle n’est pas un concours de vitesse ni un tournoi d’indignation.

Le Sénégal a longtemps été un exemple de démocratie tempérée, cette alchimie rare entre liberté et mesure.
Mais depuis quelques mois, on assiste à une dérive dangereuse : la démagogie a pris le pas sur la raison.
La moindre interpellation judiciaire devient prétexte à la victimisation.
La moindre décision politique devient soupçon de dictature.
La moindre parole publique devient procès d’intention.
C’est ainsi que les grandes causes se perdent dans les petites querelles, et que les héros d’hier deviennent les otages du vacarme d’aujourd’hui.

Ce que nous vivons, camarade, c’est le règne de la confusion organisée.
Des groupes d’intérêt, des réseaux opportunistes, des manipulateurs d’émotion utilisent les libertés acquises pour fragiliser l’autorité légitime. Et pendant qu’ils agitent les symboles, les vraies urgences du pays restent en suspens : éducation, santé, emploi, souveraineté alimentaire. Le pays du Jàmm ak Kersa s’enfonce dans le tumulte des invectives.

L’ultradémocratisme n’est pas la démocratie, c’est sa caricature.
C’est la démocratie sans responsabilité, sans rigueur, sans silence utile.
Et à ce rythme, c’est le pacte républicain lui-même qui vacille.
Parce qu’à force de crier à l’arbitraire à chaque décision de justice, on finit par délégitimer la justice elle-même.
A force d’invoquer la liberté pour couvrir des fautes économiques, on finit par vider la liberté de sa noblesse.
A force de faire du bruit pour tout, on ne sait plus reconnaître ce qui mérite vraiment le combat.

La démocratie sénégalaise doit retrouver le goût de la verticalité – celle du droit, du respect des institutions, du courage de trancher.
La tolérance n’exclut pas la fermeté. La liberté n’interdit pas la sanction. La compassion ne doit pas se transformer en faiblesse.
Un Etat qui ne sanctionne plus perd son autorité. Et un peuple qui applaudit le désordre perd son avenir.

On cite souvent la Mauritanie, et à juste titre. Ce pays frère, longtemps regardé avec condescendance, donne aujourd’hui une leçon de sérieux institutionnel. La Cour des comptes a fait son travail, et l’Etat a agi. Pas d’hystérie, pas de communiqués, pas de surenchère morale. L’efficacité tranquille de la République.
Le Sénégal ferait bien d’y réfléchir. Non pas pour copier, mais pour se souvenir que la démocratie n’est pas incompatible avec la fermeté. Elle la suppose.

Ce pays a besoin d’ordre, pas d’autoritarisme. De débat, pas de vacarme. De justice, pas de marchandage moral.
Il faut que l’on sorte de cette phase infantile où chaque arrestation est perçue comme une revanche politique, où chaque marche devient un exutoire d’ego frustré, où chaque prise de parole s’enivre de sa propre déraison.
La République a besoin de calme, de rigueur et de continuité.
Le pouvoir en place doit s’affirmer sans crainte : protéger l’Etat de droit, ce n’est pas restreindre la liberté, c’est lui donner un cadre et un avenir.

L’ultradémocratisme, c’est aussi la revanche des anciens privilèges, déguisée en indignation citoyenne. Ceux qui ont profité d’un système aujourd’hui démantelé cherchent à se refaire une virginité morale sous couvert de liberté. Ils fabriquent des martyrs de circonstance, manipulent la compassion, instrumentalisent la fatigue du peuple. Et, petit à petit, ils reconstruisent dans l’esprit public ce que le suffrage universel avait déjà balayé.

Mais le peuple sénégalais n’est pas dupe. Il sait reconnaître la sincérité de l’action, il sait faire la différence entre les luttes nobles et les postures intéressées.
Il attend simplement de ses dirigeants qu’ils tiennent bon, qu’ils parlent clair, qu’ils gouvernent avec fermeté sans céder à la tentation du vacarme.
Car au bout du compte, camarade, la démocratie, ce n’est pas le tumulte de la foule : c’est le silence du droit qui s’applique.


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