Quand le silence devient une langue nationale

Par Mamadou Sèye

Il y a dans nos manières une douceur codifiée, une bienséance presque sacrée. Nous avons été élevés dans le respect du rang, dans la retenue face à l’autorité, dans la prudence devant le pouvoir. On nous a appris qu’il ne faut pas parler plus que son âge, qu’il faut arrondir les angles, éviter les éclats. Et à force, beaucoup d’entre nous ont intégré ce réflexe silencieux : taire ce qu’ils pensent vraiment.

On évite le désaccord. On fuit le conflit. On préfère l’esquive au mot franc. On dira « si Dieu le veut » pour éluder un refus. On lâchera un « je ne suis pas au courant » pour ne pas se mouiller. On sourira pour masquer une pensée tranchée. Et dans le confort de la politesse, on s’éloigne de la vérité.

Ce silence n’est pas toujours lâcheté. Parfois, il est diplomatie. Souvent, il est stratégie de survie. Dans un pays où la hiérarchie sociale est pesante, où la parole peut être mal interprétée, où le moindre mot peut vous aliéner un oncle influent ou un chef bien placé, parler vrai devient un luxe. Et pourtant, à force de ne pas dire, on finit par ne plus penser librement. La politesse devient une prison. Le respect mal compris devient complicité tacite avec les dérives. On sourit à celui qu’on désapprouve. On acclame celui qu’on critique en privé. Et chaque jour, un peu plus, on s’éloigne de notre propre voix.

Dans les familles, on évite de dire les choses aux parents, même quand le silence fait mal. Dans les entreprises, on se tait devant l’incompétence hiérarchique, de peur de perdre son poste. Dans la politique, rares sont ceux qui osent dire à leur leader qu’il s’égare. La vérité devient subversive. L’honnêteté, une menace. Dire ce qu’on pense est perçu comme une impertinence, parfois même comme une trahison.

Cette tendance à l’autocensure sociale a des conséquences profondes. Une société qui n’ose pas se parler franchement est une société qui se perd dans les faux-semblants. On multiplie les discours creux, les engagements de façade, les critiques chuchotées. Les frustrations s’accumulent, les erreurs se répètent, et les abus se banalisent. Le silence devient complice. Et ce silence, même quand il se pare des habits du respect, finit par étouffer la liberté.

Certes, il ne s’agit pas de prôner la brutalité verbale ou le mépris. Il ne s’agit pas non plus de confondre franchise et violence. Mais il faut pouvoir dire ce qui est juste, même quand cela dérange. Dire ce qu’on pense, même quand cela expose. Dire ce qu’on voit, même quand cela choque. Car à force de faire semblant, nous risquons de devenir étrangers à nous-mêmes.

Heureusement, une nouvelle génération semble moins encline à se contenter de cette diplomatie molle. Plus directe. Moins inhibée. Moins obsédée par le regard des anciens. Elle s’exprime sur les réseaux sociaux, dans les milieux artistiques, dans les luttes citoyennes. Elle parle haut, parfois trop vite, parfois sans filtre. Mais elle parle. Et dans ce pays où l’on a trop souvent appris à se taire, cela vaut déjà un début de libération.

Il est temps de revisiter ce que nous appelons « respect ». Car le vrai respect ne consiste pas à se taire devant l’erreur. Il consiste à oser dire, avec élégance et fermeté, ce que la conscience nous dicte. Il est temps d’apprendre à dire non, à dire stop, à dire assez. Il est temps d’accepter que la vérité, même dite avec douceur, reste un droit fondamental. Le droit de penser autrement. Le droit de dire autrement.

Sommes-nous un peuple trop poli pour dire ce que nous pensons ? La question reste ouverte. Mais il serait temps que notre politesse cesse d’être une barrière, pour redevenir un simple choix de forme, non un empêchement de fond. Il serait temps de retrouver la parole franche, celle qui ne blesse pas, mais qui éclaire. Celle qui ne détruit pas, mais qui construit.

Dire, c’est exister. Dire, c’est résister. Dire, c’est commencer à changer. Le silence, lui, ne produit que l’oubli. Et parfois, la soumission.


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