Par Mamadou Sèye
A l’heure où le Sénégal découvre avec effarement l’ampleur du pillage organisé de ses ressources, il est temps d’exiger des comptes. Ce n’est pas seulement une question de gouvernance, c’est une exigence de survie nationale. Voici pourquoi nous devons aller au bout de cette catharsis collective.
Il n’y a plus de doute. La masse d’argent volée dans ce pays est incommensurable. Pas un soupçon, pas une rumeur : des faits, froids, bruts, effarants. Il ne s’agit pas d’abus marginaux ou d’irrégularités comptables. Il s’agit d’un système de prédation d’Etat, méthodique, impuni, insatiable.
Des banques ont été mobilisées. Des paradis fiscaux ont été mis à contribution. Des comptes offshores ont été ouverts au nom de prête-noms obscurs, parfois même d’enfants à peine majeurs. Des immeubles achetés en cascade. Des sociétés-écrans créées à la pelle. De l’argent public évaporé, transformé en résidences à l’étranger, en véhicules de luxe, en bijoux et en villas perchées sur les collines de Marbella ou nichées sur les hauteurs de Dakar.
Mais il y a plus pathétique encore : l’argent enterré. Planqué, incrusté dans les murs, caché derrière des cloisons. En Afrique, et même au Sénégal, après la disparition de certains barons, on a vu des liasses retrouvées moisies dans des valises sous des lits. Des murs creusés pour y découvrir des centaines de millions oubliés par ceux qui, dans leur paranoïa, n’avaient plus confiance ni en les banques ni en les hommes. Résultat : ni eux, ni leurs familles, ni la Nation n’en ont profité. Une tragédie à la fois absurde et symbolique.
Tout cela sous les yeux d’un peuple abasourdi. Un peuple qui peine à boucler ses fins de mois, qui survit entre factures impayées, soins médicaux inaccessibles, écoles délabrées, routes impraticables, tandis que les caïmans de la République bombent le torse dans des costumes taillés sur mesure, roulant des mécaniques dans des SUV blindés, gardés par des hommes en armes… payés avec notre argent.
Jamais, dans l’histoire du Sénégal contemporain, on n’aura atteint une telle profondeur dans la prévarication. Jamais, on n’aura vu une telle désinvolture dans l’accaparement des ressources. Jamais, l’arrogance du vol n’aura été aussi visible, aussi assumée.
Et pourtant, ils volent avec méthode. Ils volent avec science. Ils volent avec assistance. Il y a les intermédiaires locaux, les cabinets de conseils internationaux, les experts en montages, les notaires, les banquiers complaisants, les ministres silencieux, les directeurs d’agences complices. Tout un écosystème du vol.
Ils volent en nom propre ou sous couvert d’investissement public. Ils surfacturent, ils attribuent des marchés de gré à gré, ils pompent les lignes budgétaires, ils falsifient les pièces justificatives, ils maquillent les bilans. Parfois même, ils ne prennent pas la peine de cacher : ils signent les décrets, encaissent les primes et se justifient au nom du « développement ».
Mais développement de qui ? Pour qui ? À quel prix ?
Il est temps de faire une pause. D’expliquer. De nommer les mécanismes. D’enseigner les stratagèmes. Car ce combat n’est pas seulement judiciaire : il est intellectuel, éthique, culturel. Il faut exposer comment ils volent, pourquoi ils volent, ce qu’ils espèrent en volant, et surtout comment récupérer ce qui a été volé.
Oui, il faut récupérer l’argent volé. C’est non seulement possible, mais nécessaire. D’autres pays l’ont fait. La Suisse, le Luxembourg, Dubaï ou les paradis fiscaux n’aiment pas les scandales trop bruyants. Lorsqu’un Etat est déterminé, outillé et soutenu, des milliards peuvent être rapatriés. Encore faut-il en avoir la volonté politique.
Il faudra créer des commissions d’audit, mais pas pour divertir l’opinion. Il faudra coopérer avec des institutions internationales, mais pas pour gagner du temps. Il faudra publier les listes, tracer les mouvements de fonds, identifier les sociétés-écrans, geler les avoirs, lancer les procédures, impliquer les citoyens.
Et il faudra, surtout, briser le silence. Refuser la banalisation du vol. Cesser de relativiser. De dire : « tout le monde fait pareil », « il a construit une mosquée », « il a aidé les jeunes du quartier ». Non. Le voleur reste un voleur, fût-il pieux, généreux ou lettré. Le vrai croyant ne mange pas l’argent des pauvres.
Car en vérité, ce ne sont pas des milliards volés à l’Etat, mais à nous tous : aux femmes dans les hôpitaux sans matériel, aux étudiants en amphithéâtres surpeuplés, aux jeunes diplômés sans emploi, aux paysans sans semences, aux enfants sans école.
Il est temps de renverser la honte. Ce n’est pas au peuple d’avoir honte d’être pauvre. C’est aux prédateurs d’avoir honte d’être riches sans cause.
Le moment est venu de sonner l’alarme. De dire : assez. Assez de pillage. Assez d’indécence. Assez de vol en bande organisée.
Le moment est venu de rendre l’argent. De rendre des comptes. De rendre la justice.
Le moment est venu de refonder la République sur des bases éthiques, transparentes, justes. De mettre fin à cette comédie où les voleurs sont applaudis et les honnêtes abandonnés. Le moment est venu d’exiger, non pas un miracle, mais simplement ce qui nous revient : la vérité, la probité, et la restitution.
Ce n’est pas une croisade morale. C’est une exigence de survie. Car une Nation qui laisse prospérer le vol est une Nation qui s’effondre, lentement, sûrement, dans le chaos et le désespoir.
Ceux qui ont volé doivent savoir que la roue tourne. Que l’Histoire finit toujours par se rappeler au bon souvenir des prédateurs. Et que le peuple, même fatigué, n’oublie jamais.