Par Mamadou Sèye
La colère sourde des ménages sénégalais face à la flambée du Woyofal n’est pas une simple humeur populaire. Elle traduit une exaspération légitime : celle d’un peuple qui ne comprend plus comment, dans un pays qui s’apprête à exporter du gaz et du pétrole, la facture d’électricité continue de peser aussi lourd. A chaque coupure, à chaque hausse, la même question revient, brutale : que se passe-t-il réellement à la SENELEC ? L’entreprise nationale, censée être le moteur de l’autonomie énergétique du pays, ressemble aujourd’hui à une grande boîte noire où se mêlent dettes, contrats opaques, dépendances extérieures et manque de clarté dans la gouvernance. La SENELEC n’éclaire plus seulement les foyers : elle éclaire les contradictions d’un système public à bout de souffle.
Depuis des années, l’entreprise évolue dans une équation intenable : produire, acheter, distribuer, tout en supportant la pression des usagers et des impératifs politiques. Officiellement, elle est productrice d’électricité. Dans les faits, elle achète une part importante de cette électricité à des producteurs privés, à travers des contrats d’achat dont les termes sont rarement connus du grand public. Les chiffres circulent, mais les bilans consolidés demeurent flous. Le citoyen, lui, ne sait plus où finit la mission de service public et où commence la rente privée. Chaque mois, il paie pour une électricité de plus en plus chère, tout en subissant les délestages et les coupures répétées.
La SENELEC a pourtant les moyens de redevenir un acteur fort. Le Sénégal dispose désormais de ressources naturelles qui devraient bouleverser son paysage énergétique. Le gaz de Sangomar, le pétrole de Kayar et les futurs gisements offshore ouvrent une ère nouvelle. Mais comment comprendre qu’à l’aube de cette révolution, l’entreprise publique continue de s’endetter pour acheter du courant à des sociétés tierces ? L’argument technique — l’insuffisance temporaire des capacités internes — ne suffit plus. L’Etat a investi des milliards dans la modernisation du parc énergétique, dans la construction de nouvelles centrales, dans la diversification du mix. Et pourtant, les résultats tardent à se voir. Ce qui est en cause, ce n’est plus seulement la technologie, mais la gouvernance.
Depuis la nomination de Papa Toby Gaye à la direction générale, les attentes étaient grandes. Ingénieur formé à la maison, réputé compétent, il incarne une génération qui connaît le réseau de l’intérieur. Mais l’enjeu dépasse la compétence individuelle : c’est tout un système qu’il faut refonder. L’entreprise traîne des dettes colossales envers les producteurs privés, une trésorerie fragile, et un modèle d’affaires qui repose plus sur la compensation étatique que sur la rentabilité opérationnelle. Pour se maintenir à flot, la SENELEC a dû recourir à des montages financiers sophistiqués, comme cette émission obligataire de 120 milliards de francs CFA — une première en Afrique de l’Ouest — destinée à transformer ses factures impayées en titres de dette. Un instrument moderne, certes, mais qui dit aussi la profondeur du malaise : quand une société nationale d’électricité doit titriser ses impayés pour continuer à fonctionner, c’est que la mécanique interne est grippée.
Le plus inquiétant demeure l’opacité. On ne sait pas précisément à quel prix l’entreprise achète l’électricité aux producteurs indépendants, ni comment ces coûts se répercutent sur le tarif final. Les contrats d’achat d’énergie (PPA), souvent conclus sur plusieurs années, ne sont pas publiés. On ignore également les conditions réelles de certaines opérations extérieures, comme le projet avorté de gestion du réseau congolais, qui avait pourtant été présenté comme un symbole d’expansion régionale. Dans ces zones grises, la suspicion prospère. Certains redoutent que la SENELEC soit devenue, malgré elle, une structure d’intermédiation au service de quelques opérateurs privilégiés, plus qu’un instrument de souveraineté énergétique.
Le paradoxe est cruel : le Sénégal est en passe de devenir producteur d’hydrocarbures, mais il reste importateur net d’électricité. Les ménages subissent des hausses, les entreprises ploient sous des tarifs élevés, et les autorités invoquent encore les cours mondiaux du fuel ou les retards d’approvisionnement. Or, le discours de transition énergétique n’a de sens que si les bénéfices des ressources nationales se traduisent concrètement dans la vie des citoyens. Il n’est plus acceptable que l’on parle de gaz national et d’indépendance énergétique alors que la SENELEC, pilier du dispositif, demeure dépendante de contrats étrangers pour alimenter le pays.
Ce constat conduit à une exigence simple : l’audit total et indépendant de la SENELEC. Un audit technique pour évaluer la performance des centrales, les pertes sur le réseau, la qualité de la maintenance. Un audit financier pour comprendre la structure des dettes, les flux de trésorerie, la rentabilité réelle des investissements. Un audit de gouvernance pour examiner les recrutements, les marchés passés et les partenariats signés. Le pays a le droit de savoir comment est géré son principal service public, d’autant plus que chaque citoyen, par ses factures et ses impôts, en est l’actionnaire involontaire.
Cet audit ne doit pas être une chasse aux sorcières, mais une opération vérité. Il permettra de séparer ce qui relève de la contrainte structurelle de ce qui relève de la mauvaise gestion. Il servira à remettre les compteurs à zéro, à redonner confiance aux Sénégalais et à poser les bases d’une gouvernance nouvelle, alignée sur les standards de transparence et d’efficacité. Sans cela, toute réforme — qu’elle s’appelle “réorganisation”, “désagrégation” ou “modernisation” — ne sera qu’un replâtrage institutionnel. On peut changer les organigrammes, créer des filiales et des holdings, mais si les pratiques demeurent opaques, la panne continuera, sournoise, dans les câbles et les couloirs.
La SENELEC n’a pas seulement un rôle économique : elle a une charge symbolique. C’est la vitrine du service public, le test de vérité d’un Etat qui se veut gestionnaire et proche du peuple. Elle est le miroir de nos institutions : performante quand la gouvernance suit, défaillante quand la politique s’en mêle. Aujourd’hui, elle traverse une zone de turbulences où la moindre coupure d’électricité devient un acte politique. Les consommateurs ne tolèrent plus l’argument du “prix mondial du fuel” ni celui des “travaux en cours.” Ils veulent des réponses chiffrées, des responsabilités assumées, une transparence vérifiable.
Dans le tumulte des réformes annoncées, la SENELEC peut redevenir un modèle. Les hommes et les femmes qui y travaillent regorgent de compétences et de savoir-faire. Mais il ne faut pas que la promotion interne devienne un dogme au point de reproduire un système fermé. Le mérite et la compétence doivent primer, qu’ils viennent de l’intérieur ou de l’extérieur. Un Sénégalais compétent, où qu’il soit, peut être déniché pour secouer le cocotier. Le pays a besoin d’air, d’idées neuves, de courage managérial. Le Woyofal cher n’est pas seulement un problème tarifaire : c’est le symptôme d’une gouvernance à réformer en profondeur. L’électricité n’est pas un luxe. C’est un droit vital. Et ce droit ne supporte plus les zones d’ombre.