Par Mamadou Sèye
Au Sénégal, les grandes mutations ne s’entendent pas uniquement dans les discours officiels ni ne se lisent dans les décrets. Elles s’observent aussi dans les silences soudains, les absences bavardes, les disparitions inexpliquées de la scène publique. Depuis l’élection du président Bassirou Diomaye Faye, un phénomène social et politique retient l’attention et amuse tout autant qu’il interroge : l’effacement spectaculaire de ceux qui, hier encore, étaient omniprésents — les artistes du consensus, les influenceurs à géométrie fluctuante, les chroniqueurs militants, les “opinion makers” taillés sur mesure.
Le peuple leur a donné un nom, tranchant et railleur : “Tok mouy dokh”.
Mais attention, il faut bien comprendre ce que cela signifie. Dans sa traduction littérale, “tok” veut dire “s’asseoir” — au sens d’être inactif, rester sur place, ne rien produire, ne pas travailler. “Mouy dokh”, c’est “et pourtant, ça coule”, ça avance, tout marche. Ensemble, “Tok mouy dokh”, c’est cette philosophie bien connue sous nos tropiques : je ne fais rien, mais l’argent entre, les voyages à Dubaï se multiplient, les véhicules changent tous les deux ans, les invitations affluent, les téléphones sonnent. Ce n’est pas de la magie noire : c’est simplement le résultat d’une connexion bien huilée avec les circuits de rente autour du pouvoir. Une économie informelle de la posture, où la récompense est inversement proportionnelle à l’utilité réelle.
Jusqu’à récemment, ce modèle prospérait. La Présidence de la République, épicentre de toutes les impulsions, était le cœur battant d’un système de redistribution informelle, où la flatterie, la visibilité médiatique, l’agressivité contre l’opposition ou l’éloge excessif de l’exécutif servaient de monnaie d’échange. Les courtisans d’un nouveau genre, bien habillés, bien connectés, parfois très talentueux dans leur art mais rarement engagés dans un travail structurant, bénéficiaient de faveurs diverses : contrats publics, cachets déraisonnables, voyages tous frais payés, per diem sans objet, postes honorifiques. Il suffisait d’un bon relais, d’une phrase bien placée, d’un bon “live” au bon moment. La récompense suivait. Le mérite importait peu, la loyauté tapageuse était la seule condition.
Mais le 24 mars 2024 a tout changé. L’alternance historique n’a pas seulement été politique, elle a été culturelle, presque anthropologique. Avec Diomaye à la tête de l’Etat, une autre philosophie du pouvoir s’est imposée. Le Président s’est volontairement placé en retrait, dans une posture d’arbitre institutionnel. Pas de tutelle pesante sur les ministres. Pas d’appel de nuit pour régler une nomination. Pas de distribution sélective de privilèges. “Je veux des DG forts, des ministres forts, et un Premier ministre super fort”, a-t-il déclaré. Une formule qui a suscité des rires, tant elle tranchait avec l’habitude sénégalaise d’un Président hyper-présent, omniscient et distributeur de faveurs. Mais cette déclaration résume un projet : ramener les responsabilités là où elles doivent être, et casser les raccourcis qui permettaient à certains de grimper les marches du pouvoir par simple entregent.
Ce faisant, le robinet s’est fermé. La clientèle habituelle, celle qui vivait de la proximité ou de la mise en scène de celle-ci, s’est retrouvée à sec. Plus de fonds spéciaux distribués à la volée. Plus de contrats nocturnes. Plus de voyages culturels déguisés en missions stratégiques. Et surtout, plus d’accès direct à la Présidence. La coupure est nette. Le silence qui a suivi est brutal. Les plus visibles d’hier sont devenus les plus muets d’aujourd’hui. On ne les entend plus, on ne les voit plus. Ils sont passés de la Une à l’oubli, des directs Facebook au mutisme gêné. La machine s’est grippée.
Et le peuple, lui, regarde. Il se souvient. Des discours enflammés, des invectives contre ceux qui osaient critiquer l’ancien régime, des campagnes de diffamation sous couvert d’engagement patriotique. Il observe cette retraite soudaine avec un mélange d’amusement et de méfiance. Car si le phénomène “Tok mouy dokh” s’effondre, c’est peut-être aussi parce que la lumière s’est déplacée. On ne brille plus au contact du pouvoir, on ne vit plus de sa sueur. Le système exige désormais un effort, un projet, un résultat.
Mais ce ne serait pas le Sénégal si l’on ne posait pas une question essentielle : est-ce durable ? L’ancien système peut-il vraiment disparaître ? Ou est-il simplement en pause, prêt à renaître sous une autre forme, avec d’autres visages ? Car la tentation est grande, même pour un pouvoir neuf, de chercher des relais informels, de créer de nouvelles clientèles, de récompenser les zélateurs au lieu de promouvoir les bâtisseurs. Le risque existe, si les principes ne tiennent pas devant les urgences politiques ou les alliances futures.
Alors, oui, aujourd’hui, ils “tok”, mais ça ne dokh plus. Ils s’asseyent toujours, mais l’eau ne coule plus. Le modèle est bloqué. Il attend un éventuel redémarrage. Le peuple, lui, ne veut plus de cette économie de l’apparence. Il a voté pour la rupture, pas pour un recyclage. Il demande des institutions fortes, des règles claires, des politiques publiques au service de tous, pas des privilèges pour quelques-uns.
Le phénomène “Tok mouy dokh” aura été un révélateur. Un miroir grossissant des dévoiements de notre vie publique. Et aujourd’hui, il nous dit une chose essentielle : la fin du bruit n’est pas encore le début du travail, mais c’en est peut-être la condition.