Traîtrise politique : de la fragilité théorique à l’improductivité pratique, le cas Abdourahmane Diouf

Par Mamadou Sèye

Les sciences politiques ont, depuis longtemps, conceptualisé la trahison comme un phénomène récurrent dans les jeux de pouvoir. Machiavel, dans Le Prince, rappelait que « les ingrats, la lâcheté et l’avarice détruisent le politique avant ses ennemis ». Cette phrase, trop souvent lue de manière périphérique, dit en vérité l’essentiel : le danger le plus corrosif pour un système ne vient pas de l’extérieur, mais de l’intérieur, lorsque l’ambition individuelle tente de fragiliser le corps politique collectif. Le cas du Dr Abdourahmane Diouf, ministre aujourd’hui en situation de contradiction ouverte avec le régime qui lui a offert visibilité, prestige institutionnel et assise symbolique, rappelle cette dimension intemporelle. Il illustre la tentative de transformer un déficit politique objectif en posture critique, feignant de croire qu’un discours de rupture peut remplacer une absence totale de rapport de force.

Il faut revenir aux faits empiriques, car la science politique s’écrit dans la vérifiabilité. A la dernière présidentielle, Abdourahmane Diouf n’a même pas réussi à obtenir les parrainages nécessaires pour aller à la compétition électorale. Cet échec, loin d’être un simple incident logistique, révèle ce que les sociologues appellent un vide organisationnel (Bourdieu). Sans réseau militant, sans capital symbolique de masse, sans implantation territoriale, le doctorat ne peut rien : le diplôme n’est pas substitut à l’ancrage. Puis, lorsque PASTEF a décidé d’aller seul aux législatives, le moment était venu, pour sa formation, de mesurer sa capacité d’agrégation sociale. Mais il n’a pas osé présenter de liste. C’est un aveu d’impuissance. Le résultat est implacable : 0 député. Et dans la science du pouvoir, « zéro » n’est pas un score ; c’est un diagnostic.

Hannah Arendt parlait du vide de puissance : lorsque quelqu’un n’a ni base sociale, ni masse critique, il compense par le bruit. C’est précisément ce que font, dans l’histoire, les politiques qui s’agitent en interne lorsque le peuple ne les a jamais choisis en externe. Le problème, c’est que cette agitation, dans un contexte institutionnel jeune et populaire, devient immédiatement lisible comme impatience, ego, et ressentiment. Or, comme le note René Girard dans La Violence et le sacré, le ressentiment est une énergie qui « consume d’abord celui qui la porte ».

A cela s’ajoute l’épisode du ministère de l’Enseignement supérieur. Son départ de ce portefeuille, semble-t-il, a laissé chez lui une blessure narcissique. Pourtant, Freud nous avertissait déjà : ce qui est blessure pour l’ego de l’individu ne doit pas se transformer en tentative de punition du collectif. Abandonner un ministère, puis s’agiter contre le système qui vous a offert cette stature, relève typiquement de ce que les psychologues politiques appellent violence compensatoire : lorsque l’on tente de restaurer son propre sentiment de valeur en attaquant le cadre qui vous a déclassé.

Mais il y a pire. N’eût été la magnanimité du Président Bassirou Diomaye Faye et la volonté d’ouverture d’Ousmane Sonko, Abdourahmane Diouf ne serait aujourd’hui rien d’autre qu’un commentateur périphérique, comme il le fut hier. Sa nomination n’était pas exigée par la masse électorale. Elle n’était fondée ni sur le mérite militant, ni sur une puissance académique supérieure. PASTEF compte, et c’est connu, des profils universitaires bien plus structurés que le sien, des théoriciens aguerris, des chercheurs de rang, des experts militants qui n’ont pas été appelés. Ces derniers observent aujourd’hui, silencieusement, ce spectacle d’ingratitude avec une satisfaction discrète. Pareto l’expliquerait par le principe de circulation élitaire : lorsque quelqu’un tente de court-circuiter l’ordre méritocratique, l’élite véritable se réjouit secrètement de sa chute.

Dans ce contexte, la trahison est toujours improductive. Kant disait que la morale politique se juge à l’universalisation de l’acte : si tout le monde trahissait ainsi, aucun collectif ne survivrait. Le premier effet destructeur pour le traître est la perte de crédibilité. Une parole politique n’a de poids que si elle est cohérente. Quand elle devient arme contre le camp qui vous a élevé, elle se vide. Le sociologue Niklas Luhmann rappelle que la confiance est une ressource non renouvelable : « lorsqu’elle est rompue, toute communication future est suspecte ». Voilà le destin de ceux qui se pensent astucieux.

Il y a également une dimension sémiotique. Dans l’opinion, la mémoire est implacable. Ceux qui n’ont rien construit et qui tentent de se servir de l’Etat pour régler des comptes personnels sont toujours classés, archivés, puis oubliés. La trahison n’est pas seulement un acte moralement faible ; elle est stratégiquement suicidaire. Les archives politiques sont pleines de noms disparus sous le poids de leur propre vanité. Aucun n’a rebondi. Tous ont fini par découvrir que l’isolement politique est pire que la défaite : c’est la non-existence.

Il faut également dire ceci : les partis révolutionnaires, ceux qui ont souffert dans la rue, dans les tribunaux, dans les prisons, ne pardonnent pas les comportements centrifuges. Leur sociologie interne est structurée autour de la loyauté, de la discipline, du sacrifice. Celui qui tente de fissurer cette architecture n’y gagne rien. Au contraire : il se désinscrit symboliquement. C’est Durkheim qui disait que la force du groupe repose sur la croyance partagée ; le traître détruit cette croyance, et se condamne à la marginalité.

Et puis il y a la temporalité. L’un des marqueurs de l’inexpérience politique, c’est d’ouvrir des conflits au mauvais moment. Aujourd’hui, le régime est jeune, légitime, en pleine consolidation. Introduire de la discorde maintenant, c’est se tirer une balle dans le pied tout en espérant participer au marathon. Le peuple n’est pas dupe. Comme le disait Gramsci, les masses sentent intuitivement « la texture morale » des hommes publics.

Ce qui se joue actuellement n’est pas une simple polémique. C’est un processus de clarification. Les ministres qui ont attendu des années, les cadres universitaires jamais appelés, les militants de la première heure, les technocrates du système universitaire, tous observent. Ils attendent discrètement. Leur applaudissement, le jour où le traître partira, ne sera pas bruyant. Il sera politique. Foucault l’a théorisé : « le silence aussi est un discours ». Le silence approbateur, dans un régime, est plus fort que mille tweets.

Enfin, il faut se rappeler que la politique n’est pas le théâtre de l’instant. Elle est fabrication de mémoire future. L’histoire ne retient pas les agitations secondaires. Elle retient les loyautés, la patience, la construction. Ceux qui s’y refusent se condamnent à devenir notes de bas de page dans les livres universitaires qu’ils n’écriront jamais.

Pour toutes ces raisons, la traîtrise est improductive. Elle détruit la crédibilité, isole, réduit le capital symbolique, neutralise les réseaux, et finit par laisser son auteur nu face à ce qu’il n’a jamais eu : la puissance autonome.

Machiavel concluait que « les hommes oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine ». Dans la politique sénégalaise, le patrimoine le plus précieux n’est pas matériel : c’est la confiance. Le Dr Abdourahmane Diouf est en train de la perdre. Et dans ce pays, quand cela arrive, on ne rebondit plus.

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