Par Mamadou Sèye
Il arrive parfois qu’un mot trahisse une pensée, et qu’une phrase, prononcée à la légère, dévoile ce que mille discours cherchaient à dissimuler. Lorsqu’un intellectuel, docteur en droit, en vient à parler de justice des vainqueurs dans un pays qui tente encore de recoudre la trame déchirée de sa dignité, il ne fait pas qu’exprimer une opinion : il profane une douleur collective. Car le mot « vainqueur » suppose la guerre, et ceux qui ont enterré leurs morts savent qu’il n’y a eu ici ni vainqueurs, ni vaincus — seulement des familles brisées, des enfants sans père, des mères sans tombe où se recueillir.
On se demande donc, avec un mélange de perplexité et de tristesse, quelle mouche a piqué le Dr Abdourahmane Diouf pour qu’il s’autorise une telle désinvolture dans un moment aussi chargé d’attentes et de promesses. Est-ce l’air climatisé des bureaux ministériels qui endort le sens moral ? Est-ce le bruissement des salons du pouvoir qui rend sourd à la respiration du peuple ? Ou bien cette vieille maladie sénégalaise : l’opportunisme travesti en courage intellectuel ?
Le juriste qu’il est sait mieux que quiconque que la justice n’a pas de camp. Elle n’appartient ni à la majorité ni à la minorité, ni au pouvoir ni à l’opposition ; elle appartient à la vérité, et c’est pour cela qu’elle dérange. Parler aujourd’hui de « justice des vainqueurs » revient à effacer d’un trait de plume les 80 familles qui pleurent encore leurs enfants abattus, les disparus dont on cherche les corps, les humiliés qui attendent réparation. Est-ce donc cela la sagesse d’un intellectuel : tourner en dérision les blessures encore ouvertes de la République ?
Ce qui étonne, c’est le ton de cette sortie : comme si quelqu’un, quelque part, avait réclamé vengeance. Or personne n’a appelé à une justice de revanche. Le peuple réclame simplement que ceux qui ont tué, volé, trahi, répondent de leurs actes — sans haine, mais avec rigueur. Ce n’est pas la justice des vainqueurs, c’est la justice des éveillés, celle qui empêche le retour des ténèbres.
Mais voilà, chaque régime attire sa cohorte de nouveaux croyants, et certains, sitôt montés dans l’avion présidentiel, se découvrent une vocation de théologiens d’Etat. Ils commentent la morale selon la hauteur de leur fauteuil. Abdourahmane Diouf, naguère si prompt à invoquer l’éthique, semble aujourd’hui préférer le confort de la posture à la vérité du risque. Il parle de « prendre ses responsabilités », et on le sent satisfait d’avoir trouvé une formule creuse qui donne à sa prudence les allures d’un courage. Mais qu’a-t-il pris, sinon le soin de ne fâcher personne ?
Dans cette dialectique du pouvoir, il y a toujours ceux qui servent la cause et ceux qui se servent du moment. Les premiers tiennent le gouvernail même dans la tempête, les seconds attendent que le vent tourne pour hisser leur pavillon personnel. L’opportuniste n’est pas un traître spectaculaire, c’est un modéré satisfait. Il ne crie pas contre la vérité ; il la relativise, doucement, avec le sourire du sage. Et c’est ainsi que meurent les révolutions : non pas sous les coups de l’ennemi, mais sous la fatigue des compagnons devenus notables.
L’histoire récente de ce pays ne doit rien aux courtisans. Ce sont les insurgés de la conscience, ceux qui ont refusé l’arbitraire, qui ont permis au vent de la refondation de souffler. Le nouveau pouvoir n’est pas né d’une faveur présidentielle, mais d’une mobilisation populaire, d’un cri collectif contre l’injustice. Le nier, c’est renier le peuple. Et c’est peut-être là le plus grave : qu’un homme de savoir en vienne à oublier d’où vient la lumière qu’il contemple aujourd’hui.
Dans l’imaginaire populaire sénégalais, c’est Dieu qui choisit les Présidents, mais Dieu ne gouverne pas sans intermédiaires. Il agit à travers les hommes de foi et de courage, ceux qui, au péril de leur liberté, ont affronté l’ordre établi. Faire aujourd’hui mine d’ignorer ces médiations humaines, c’est une autre forme d’ingratitude : la négation du sacrifice.
Et pendant que certains philosophent sur la « justice des vainqueurs », le peuple, lui, n’a pas oublié. Il se souvient des nuits d’émeute, des balles perdues qui n’ont jamais été perdues pour tout le monde, des visages éteints derrière les barreaux. Il ne demande pas de triompher, il demande de comprendre. La justice, dans sa noblesse, n’est pas la punition du vaincu : c’est la promesse faite aux vivants de ne plus jamais tolérer l’arbitraire.
Alors quand un ministre, au nom d’un prétendu réalisme politique, invite à « passer à autre chose », il insulte l’intelligence du peuple. Car sans justice, rien ne tient. Ni les politiques publiques, ni les discours sur la souveraineté, ni les appels à l’investissement de la diaspora. Le peuple ne croit pas à la prospérité bâtie sur l’oubli ; il croit à la dignité retrouvée.
Et ce peuple, justement, ne supporte pas de voir ceux qui ont souffert à ses côtés devenir des conteurs prudents, des interprètes de la modération. Il n’acceptera pas qu’on humilie ceux qui ont rendu possible ce moment historique. On ne joue pas avec la loyauté des masses. On ne provoque pas un peuple qui a versé ses larmes.
Il ne s’agit donc pas de défendre des hommes, mais une exigence : celle de la justice comme socle moral du renouveau. Et si certains trouvent cela « trop politique », qu’ils se souviennent que l’histoire n’a jamais pardonné à ceux qui ont préféré leur fauteuil à leur conscience. Les plus grands crimes ne sont pas commis par les monstres, mais par les satisfaits qui détournent le regard.
Le 8 novembre s’annonce comme une date symbolique, une réaffirmation de cette communion populaire autour d’un idéal de droiture. Pendant que certains discourent sur les « vainqueurs », d’autres se préparent à marcher pour la vérité. Et dans cette opposition silencieuse entre les prudents et les fidèles, le pays tout entier choisira où se trouve la dignité.