La gouvernance face au tribunal permanent de l’opinion

Par Mamadou Sèye

Le Sénégal traverse une période où la perception citoyenne évolue plus vite que la réalité institutionnelle. Le pays, engagé dans une dynamique intense de réformes, peine à faire coïncider le rythme du travail gouvernemental avec celui d’une société hyperconnectée et impatiente. Ce décalage n’est pas anodin : il produit une tension sourde, fabriquant un climat irréel d’urgence permanente alors que, dans les faits, l’action publique progresse. Mais à l’heure des réseaux sociaux, le temps long de la politique est désormais jugé par le temps court de l’émotion. Cette accélération crée une zone de friction où la gouvernance doit s’inventer à nouveau.

La difficulté actuelle tient au fait que l’activité gouvernementale, bien réelle, se retrouve systématiquement parasitée par de micro-événements médiatiques, souvent surmédiatisés, qui polarisent l’attention collective. Convocations, polémiques, rumeurs, indignations : autant d’étincelles qui détournent le regard des chantiers de fond. L’opposition institutionnelle étant faible, la critique s’est déplacée vers les périphéries : plateaux en direct, influenceurs, micro-leaders numériques. Ceux-ci produisent un sentiment permanent d’alerte nationale, donnant l’illusion d’un pays au bord du précipice alors que les institutions fonctionnent. Nous assistons, en réalité, à une confiscation de l’agenda public par la conversation digitale.

Cette mutation anthropologique modifie la nature même de la citoyenneté. Le citoyen ne se contente plus de déléguer : il exige de co-produire le sens de l’action publique. Il veut comprendre, commenter, influencer, valider ou invalider en temps réel. Le monopole étatique du récit s’est fracturé, et aucun gouvernement ne peut désormais ignorer la dimension narrative de son action. Il ne suffit plus de faire : il faut expliquer, mettre en scène, ritualiser, répondre. Le silence devient un aveu, la lenteur un soupçon, l’ambiguïté une trahison. Dans cette configuration, le pouvoir doit apprendre, en permanence, à justifier.

Le nœud de la frustration actuelle se situe dans la lenteur de la justice. Là encore, la perception prime. Une opinion majoritaire estime avoir rempli sa part du contrat : élire massivement une nouvelle équipe, lui offrir une majorité parlementaire forte, accepter la transition, supporter les pressions économiques. En retour, elle attend une refondation judiciaire visible, rapide, exemplaire. Le laxisme perçu dans le traitement de certaines affaires alimente un sentiment d’impunité au sommet, ce qui ronge le capital symbolique d’un pouvoir pourtant animé d’intentions réformatrices. La justice est aujourd’hui l’unité de mesure morale de la rupture : tant qu’elle tarde, le changement reste abstrait.

Il existe aussi un problème de personnification. Le Président de la République, en cherchant à incarner une réconciliation nationale, se trouve soupçonné d’exiger de ses concitoyens un pardon qu’eux-mêmes ne se sentent pas prêts à offrir. Beaucoup comprennent qu’un chef d’Etat doit pacifier, mais refusent l’idée que cette pacification se fasse sans équité préalable. La perception populaire est brutale : le Président peut voyager, être protégé, être célébré, mais demande au peuple d’« oublier ». Le réflexe identitaire, presque instinctif, oppose alors un « on refuse ». C’est moins du ressentiment qu’un sentiment de déséquilibre moral.

Le risque politique est clair : lorsque la perception devient autonome, elle produit sa propre réalité. Même si le fonctionnement institutionnel est normal, même si les réformes avancent, la sensation collective peut devenir celle d’un blocage. Une opinion frustrée finit toujours par requalifier le réel, et le réel finit toujours par s’incliner. C’est pourquoi gouverner en 2025, c’est gouverner aussi l’opinion, non pour la flatter, mais pour la ritualiser. Le peuple n’exige plus seulement des résultats, mais une dramaturgie de la décision publique.

Dans ce contexte, la date du 8 novembre concentre une attente irrationnelle. Elle fonctionne comme une scène cathartique : rendez-vous avec les militants, mais surtout rendez-vous avec la perception nationale. Ceux qui ont avalé des sacrifices économiques, des hausses symboliques, des frustrations judiciaires veulent une parole claire, structurante, qui réinstalle la verticalité. Autrement dit : le peuple désire être gouverné, mais il refuse d’être abandonné dans le brouillard.

Il faut reconnaître la profondeur sociologique de cette impatience. Après vingt ans d’intermittence politique, le citoyen sénégalais est devenu un acteur émotionnel. Il se vit comme un partenaire du pouvoir, pas comme un administré. Et il demande, parfois violemment, d’être pris au sérieux dans son ressenti, indépendamment des faits. L’erreur serait de croire que le mécontentement actuel repose uniquement sur des réalités : il repose sur une lecture collective du moment historique. Tant qu’elle n’est pas corrigée, elle s’impose.

Ce glissement du réel vers la perception fabrique une contrainte nouvelle : la pénalité d’image. Même lorsqu’un gouvernement travaille, innove, réorganise, la conversation numérique peut invisibiliser ses accomplissements en quelques heures. Ce mécanisme produit une asymétrie : le négatif se diffuse comme une traînée de poudre, le positif demande de l’énergie, du temps, de la pédagogie. Le gouvernement, s’il ne structure pas sa narration, perd la bataille des impressions.

La solution n’est pas de se défendre, mais de domestiquer la vitesse. Comprendre qu’un silence institutionnel laisse la conversation partir dans tous les sens. Mettre en scène la justice, pas pour la théâtraliser, mais pour la rendre lisible. Donner à voir les procédures, les délais, les contraintes. Reformater la communication gouvernementale en plafonds bas, fréquents, ritualisés. Les sociétés modernes ne sont plus sensibles aux grandes messes : elles exigent des micro-preuves.

Il existe cependant un paradoxe : le citoyen critique la lenteur de l’Etat, mais n’accepte pas qu’il accélère au prix de la rigueur. Tout raccourcissement procédural est suspect, toute célérité étrange, toute décision rapide interprétée comme un arrangement. La justice lente frustre, la justice rapide inquiète. Dans cette boucle, gouverner est un exercice d’équilibre, de calibrage permanent, un métier d’orfèvre émotionnel.

Ce qui se joue en réalité, au-delà des événements, c’est la redéfinition du leadership. L’autorité politique ne repose plus sur la seule légitimité électorale, mais sur la capacité à incarner une intention collective. Le Président ne peut plus seulement diriger : il doit rassurer, expliquer, rythmer, traduire. Autrement, ce vide est rempli par des récits concurrents, souvent simplistes, toujours contagieux. Ce n’est pas une faiblesse du peuple : c’est la rançon de la modernité.

La fragilité actuelle du contrat de confiance vient de cette impression que la rupture promise tarde à prendre forme symbolique. Les mesures existent, les réformes s’amorcent, mais l’imaginaire du changement reste en suspens. Lorsque la réalité n’est pas illustrée, la fiction s’en empare. La politique n’est plus une science du réel : elle est une grammaire de la perception.

Il serait injuste de nier les progrès en cours. Mais il serait naïf d’ignorer la fatigue populaire. C’est dans cette cohabitation que se fabrique l’avenir immédiat : un progrès discret, mais réel, et une opinion bruyante, mais sincère. Le pouvoir doit apprendre à les rapprocher, non en les opposant mais en les synchronisant. Car dans la nouvelle anthropologie civique, la perception possède désormais un pouvoir constituant. Et c’est cela, la grande révolution silencieuse du moment.


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