Par Mamadou Sèye
Il flotte dans l’air un parfum singulier, un mélange d’attente déçue et d’interrogation profonde. Le peuple, qui a consenti tant d’espoirs, observe aujourd’hui avec une attention accrue les premiers pas de ceux qu’il a porté au pouvoir à 54% au premier tour et auxquels il a offert une majorité confortable à l’Assemblée nationale. Le message était clair, limpide : nous vous donnons les instruments, nous vous offrons la légitimité, nous vous accordons notre confiance. A présent, faites ce que vous avez promis de faire. Et c’est à ce carrefour que se cristallise un malaise diffus, mais réel. Beaucoup ne comprennent pas ce qui se passe, ou plutôt, ils ont l’impression de comprendre : que les anciens réflexes persistent, que la justice piétine, que la réconciliation se présente non pas comme un horizon apaisé, mais comme une injonction à l’oubli. Et cela, ils le refusent.
Car la perception, en politique, vaut souvent réalité. On peut gouverner avec des idées, mais jamais contre les perceptions. Aujourd’hui, celles-ci s’accumulent avec une netteté désarmante. On reproche au Président de la République d’être le théoricien d’une réconciliation impossible, tant que justice ne sera pas rendue. On lui dit, en filigrane, que la page ne se tourne pas par décret, qu’on ne peut demander à une Nation de fermer les yeux sur ce qu’elle n’a pas vu juger. Paradoxalement, la majorité des citoyens n’est pas contre la réconciliation. Elle est même prête à la souhaiter, à la chérir, à l’habiter. Mais son prix est clair : vérité, justice, réparation. On ne répare pas une fracture en recouvrant simplement le sol d’un tapis neuf.
Pendant ce temps, le gouvernement travaille. Les chantiers s’additionnent, les initiatives se multiplient, les décisions techniques s’empilent, mais le bruit qui entoure tout cela est assourdissant. Les convocations de journalistes, l’effervescence médiatique, les polémiques à bas bruit, tout cela compose une cacophonie qui empêche la musique du concret d’atteindre les oreilles populaires. Ceux qui n’ont pas d’opposition structurée trouvent refuge dans les médias. Les écrans deviennent des tribunaux improvisés, les studios font office d’Assemblée parallèle, et les chroniqueurs jouent à la fois procureurs, juges et greffiers. Quand les institutions se taisent, les plateaux parlent. Et quand les plateaux parlent trop, les actes s’évaporent dans la perception.
Le peuple, lui, a le sentiment d’avoir déjà donné la part active qui lui revient. Il a voté, il s’est mobilisé, il a pris des risques, il a résisté aux pressions. Il refuse désormais qu’on lui demande d’être bouclier du projet. Pour lui, le bouclier, c’était ce vote massif, cet engagement sans confusion, cette majorité écrasante. C’est maintenant au projet de le protéger, pas l’inverse. Il voit des personnalités marcher sur des tapis rouges, bénéficier de sécurité rapprochée, voyager avec le confort de l’Etat, et on lui demande de « passer à autre chose ». La réponse populaire est sans ambiguïté : non. Pas tant qu’on n’aura pas réglé les comptes en suspens, pas tant que la lenteur judiciaire continuera à ressembler à une forme d’impunité polie.
La lenteur, justement, est devenue le principal suspect de notre temps institutionnel. Le citoyen ne lit pas les codes de procédure. Il regarde le calendrier. Et le calendrier, lorsqu’il s’étire indéfiniment, dit une seule chose : le système protège. Le système retarde. Le système amortit. Lenteur rime ici avec connivence, et c’est sur cette équation que se construisent les perceptions les plus dangereuses pour la légitimité morale du pouvoir. Le citoyen admet parfaitement que tout le monde a droit à la défense, mais il refuse que la défense se transforme en dilatation temporelle infinie.
Dans ce climat, la date du 8 novembre s’érige en test de crédibilité. Ce jour-là, Ousmane Sonko s’adressera à sa base, à ses alliés, à ses militants, mais aussi à toute une Nation qui l’écoute même quand elle doute. Ceux qui seront présents physiquement scruteront ses mots, mais ceux qui resteront chez eux scruteront ses silences. Ce rendez-vous n’est pas celui d’un parti politique : c’est un thermomètre moral. Si les discours restent généraux, si les formules s’enveloppent dans le coton rhétorique du « nous allons voir », si les nuances prennent le pas sur les décisions, alors la déception se solidifiera. Le pays n’est plus dans l’euphorie. Il est dans la demande de résultats tangibles.
Car derrière tout cela se cache un ressort psychologique profond. Pendant la période d’opposition, la colère s’exprimait contre un système perçu comme hostile. Aujourd’hui, le peuple observe presque la même posture de prudence à l’égard d’anciens adversaires, et il s’interroge : « Avons-nous voté le changement ou avons-nous voté la continuité en plus courtois ? » Les images comptent. Les symboles pèsent. Marcher aux côtés de ceux dont la justice n’a pas encore tranché peut être interprété comme un message implicite : je protège les miens. Et cette perception, qu’elle soit juste ou erronée, s’implante solidement dans l’opinion.
Il y a aussi, dans les conversations populaires, un nouveau discours : celui de la résignation temporaire. On entend dire : « Souffrons, attendons, et rendez-vous en 2029. » C’est un discours plus subversif qu’il n’y paraît. Car lorsqu’un peuple se met psychologiquement en retrait, il cesse de défendre le pouvoir qu’il a élu. Il se contente d’observer. Et l’histoire politique enseigne que les peuples observateurs deviennent des juges implacables au moment opportun. Ce retrait mental est beaucoup plus grave que la colère. La colère mobilise. Le retrait démobilise. Et la démobilisation, pour un pouvoir jeune, est une forme d’évaporation silencieuse du capital politique.
L’autre difficulté majeure réside dans le rapport à la communication. Le gouvernement travaille, mais parle peu. Ou parle tard. Ou parle avec des mots trop techniques. Or, dans une société où les réseaux sociaux produisent de la vitesse émotionnelle, l’analyse froide ne suffit plus. Il faut raconter, expliquer, mettre en scène les résultats. L’action sans narratif devient invisible. L’invisible devient inaudible. L’inaudible devient suspect. Et le soupçon, lui, se nourrit très bien du vide.
Ce qui complique encore la situation, c’est que les citoyens ont développé une maturité politique inattendue. Ils veulent comprendre ce qui se passe exactement avec la justice, avec les choix stratégiques, avec les signaux contradictoires. Ils veulent comprendre pourquoi certains dossiers stagnent, pourquoi d’autres surgissent, pourquoi l’impératif moral semble parfois être soluble dans le pragmatisme politique. Ils ne veulent plus de slogans. Ils veulent du sens.
Au fond, ce moment politique est une rencontre entre deux impatiences : l’impatience du pouvoir, qui veut stabiliser rapidement, et l’impatience du peuple, qui veut assainir avant de stabiliser. Entre les deux se tient un gouffre invisible nommé perception. Ce gouffre peut se combler par la clarté, par la justice rendue, par les décisions assumées. Ou il peut s’élargir au point de devenir fracture.
Car la réconciliation n’est pas l’amnésie. L’amnésie est une anesthésie provisoire. La réconciliation est une cicatrisation. Et une cicatrice, pour se former, doit d’abord passer par la douleur traitée, puis par le soin, puis par le temps, mais jamais par l’oubli imposé. Le peuple refuse de passer à autre chose tant que la page n’a pas été écrite. On ne tourne pas une page blanche. On tourne une page rédigée, signée et datée.
Ainsi se tient aujourd’hui la Nation : entre la douleur du passé non réglée et l’impatience du futur non dessiné. Ceux qui gouvernent doivent comprendre qu’il n’existe pas de stabilité réelle sans justice perçue, pas de paix durable sans vérité assumée, pas de réconciliation sans reconnaissance. Les symboles, les gestes, les signaux, les verdicts : voilà ce que le peuple attend. Il ne demande pas la lune. Il demande la lumière.