Les rentiers du crépuscule

Par Mamadou Sèye

Les fins de règne ont toujours eu un parfum singulier — celui d’une peur qui change de camp. Quand le pouvoir s’achève, ce ne sont plus les peuples qui tremblent, mais les anciens maîtres du jeu eux-mêmes, prisonniers d’un passé qu’ils croyaient définitivement verrouillé. C’est le moment où s’ouvre la saison des rentiers du crépuscule : ces personnages habiles, aux mines fidèles, qui vivent de la peur des puissants déchus, vendent des loyautés imaginaires et promettent des protections illusoires. Machiavel l’avait pressenti : « Le mal qu’on fait à un homme doit être si grand qu’on n’ait pas à craindre sa vengeance. » Mais quand le pouvoir s’éteint sans avoir su solder ses comptes, la vengeance prend mille formes — judiciaires, sociales, ou tout simplement intérieures.

De Louis XVI à Mobutu, de Ben Ali à Compaoré, les fins de règne ont toujours enfanté les mêmes scénarios : la panique, les promesses, et les dépenses folles. Le pouvoir, jadis vertical, devient horizontal ; les courtisans, hier serviles, se muent en conseillers ; et tout ce petit monde se nourrit de la peur d’un seul homme. Le roi a peur, donc il paie. Le roi paie, donc la cour prospère. Pendant ce temps, l’Histoire avance, indifférente. Tocqueville l’avait résumé d’une phrase : « La peur du pouvoir est le commencement de la servitude. »

Aujourd’hui, le Sénégal n’échappe pas à cette vieille logique des transitions crispées. Le pouvoir passé continue d’occuper l’espace moral du pays, non plus par sa force, mais par sa crainte. Il se murmure que l’argent est là, immense, peut-être même encombrant, et qu’il suscite toutes les convoitises. Les rentiers du crépuscule se réorganisent : certains montent de fausses réunions politiques, d’autres orchestrent des manifestations sans portée réelle, d’autres encore, plus rusés, viennent vendre leur “expertise” en stratégie ou en influence. Tous ont un seul objectif : capter la peur et la transformer en rente.

Pendant ce temps, le climat judiciaire se charge. Des proches sont déjà embastillés, d’autres convoqués, certains silencieux. Et au-dessus de tout cela, flotte la grande ombre de la dette cachée, désormais actée par le FMI malgré les contorsions sémantiques autour du mot “misreporting”. La vérité a fini par jaillir, et ce simple fait suffit à fissurer l’édifice des certitudes. Les dénégations deviennent dérisoires. La peur, elle, devient centrale. Car celui qui a régné sur la peur des autres finit souvent par être dévoré par la sienne propre.

Marx avait raison : « L’histoire se répète, d’abord comme tragédie, ensuite comme farce. » Le spectacle de la peur des anciens puissants est souvent une farce tragique. Autour d’eux, les faux amis se bousculent pour “aider”, c’est-à-dire pour prendre. Les conseillers de l’ombre ressurgissent, les porte-voix improvisés s’agitent, les “mouvements de soutien” refleurissent — tout un petit théâtre qui vit des dernières secousses d’un système qui se meurt. L’argent du passé devient la matière première du commerce du présent.

Mao Zedong, dans une de ses formules les plus justes, écrivait : « Quand le peuple se réveille, même les montagnes tremblent. » Le drame des régimes disparus, c’est de croire qu’ils peuvent endormir ce réveil par des combines, des discours ou des largesses. Mais il n’existe pas de tranquillisant contre la vérité. Elle finit toujours par revenir, patiente, implacable, souvent sous la forme d’un simple courrier de convocation ou d’un silence populaire.

Les rentiers du crépuscule connaissent ce terrain mieux que quiconque. Ils savent que le chef inquiet est prêt à tout : à payer, à se confier, à financer, à déléguer. Ils savent aussi que le désarroi d’un ancien Président vaut plus que mille contrats publics. Les mêmes qui hier lui juraient fidélité éternelle ne rêvent plus que de son argent. Et dans le vacarme des flatteries, l’homme seul réalise qu’il ne reste plus rien : ni autorité, ni empire, ni respect. Seulement des rumeurs, des dossiers, et des chiffres qu’on chuchote avec gêne.

Le pouvoir, au fond, ne meurt jamais d’un coup : il se dissout dans la peur. Et cette peur, les rentiers la flairent comme des vautours flairent la charogne. Ils s’en nourrissent, ils la cultivent, ils la monnayent. Chaque réunion “stratégique” devient un marché ; chaque message de soutien, une facture. C’est un business modèle vieux comme le monde : transformer l’angoisse politique en profit personnel.

Mais la véritable ironie de l’histoire, camarade, c’est que ceux qui ont bâti des empires de contrôle finissent toujours contrôlés par leurs propres peurs.
Le cercle est complet. Le prince qui voulait tout prévoir n’avait pas prévu sa solitude. L’homme qui voulait tout maîtriser découvre qu’on ne maîtrise ni le temps, ni la vérité. Et tandis que les rentiers du crépuscule s’agitent pour grappiller les restes d’un règne achevé, le peuple, lui, observe en silence, avec ce détachement tranquille des grandes sagesses collectives : “Yalla rekka kham” — seul Dieu sait.

C’est peut-être cela, la dernière leçon du pouvoir. Rien ne dure, sauf les conséquences. Et quand tout s’effondre, les discours s’effacent, les cortèges se dispersent, les drapeaux tombent, ne reste plus que le bruit léger de la peur qu’on entend encore chez ceux qui croyaient être intouchables.


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