Quand la presse perd la bonne presse

Par Mamadou Sèye

La presse peut, elle aussi, se jauger à travers le regard de l’opinion publique. Les gardes à vue de Babacar Fall et Maïmouna Ndour Faye en constituent une illustration saisissante, presque clinique. Autrefois, la corporation se serait dressée comme un seul homme, rappelant la singularité de sa mission et la nécessité de protéger ceux qui portent la parole publique. Des menaces de non-parution, des communiqués tonitruants, des réunions de crise, des mobilisations instantanées : tels étaient les réflexes d’une profession qui se savait gardienne d’une part de la démocratie. Aujourd’hui, rien de tout cela. Ou si peu. La nouvelle a traversé les rédactions avec la légèreté d’une simple anecdote, et tout se passe comme si cette indifférence était devenue banale. Cette évolution devrait interroger, non seulement la profession, mais la société tout entière.

Il est frappant de constater qu’une fraction importante de l’opinion ne voit dans ces interpellations ni dérive autoritaire, ni atteinte à la liberté d’informer. Au contraire, beaucoup estiment que l’Etat a, par le passé, fait preuve de laxisme, permettant aux excès médiatiques de se multiplier. Là où l’on s’attendait à ce que le public s’inquiète pour la liberté de la presse, on observe un discours largement répandu : “Ils sont allés trop loin, il fallait que cela arrive.” Cette réaction n’est pas hostile aux journalistes en tant que catégorie sociale, mais elle signale que l’aura d’autrefois s’est étiolée. Lorsqu’un peuple n’éprouve plus le besoin instinctif de défendre ceux qui l’informent, c’est que quelque chose de grave s’est fissuré dans le contrat moral qui lie la presse au public.

Car la liberté de presse ne se limite pas à publier sans contrainte. Elle implique une responsabilité éditoriale rigoureuse, le respect de la déontologie, la prudence dans l’analyse, et cette forme d’ascèse intellectuelle qui empêche de sombrer dans l’exagération sensationnelle. Lorsque l’opinion considère que certains médias ont dérivé vers la provocation permanente, vers l’invective facile, ou vers la subjectivité militante, elle ne se mobilise plus pour eux lorsque des ennuis surgissent. L’indifférence devient alors une sanction silencieuse. Et cette sanction est souvent plus sévère qu’une réaction hostile : car elle signifie le retrait de la confiance.

Plus préoccupant encore, la division interne de la profession éclate au grand jour. Là où l’on attendait un réflexe corporatif, on observe des calculs prudents, des silences intéressés et des prises de distance qui tiennent autant à des rivalités personnelles qu’à des divergences éditoriales. La presse sénégalaise, comme beaucoup de presses africaines, a longtemps eu du mal à articuler une position commune face aux défis structurels. Lorsque surviennent des moments critiques, la fragmentation devient visible. Le syndicalisme professionnel n’a plus la vigueur d’autrefois, les associations sont souvent clivées, et chacun avance avec prudence, soucieux de protéger son propre espace plutôt que de défendre une vision collective de la liberté d’informer.

Il ne s’agit évidemment pas de soutenir aveuglément tout journaliste placé en garde à vue. La liberté de presse n’est pas une immunité contre la diffamation, la propagation de fausses nouvelles ou l’abus de micro. Nul n’est au-dessus des lois. Mais lorsque des journalistes sont interpellés dans une relative indifférence, sans mobilisation morale, sans débat public structuré, cela signifie qu’une rupture est consommée. La presse devrait se demander comment elle en est arrivée à cette perte de capital symbolique. Car si le public estime désormais que certains médias ont contribué à créer un climat de confusion, d’exagération permanente, de polémique artificielle, alors la défiance s’installe naturellement.

A ce sentiment populaire se superpose une autre réalité, plus subtile : la transformation des pratiques médiatiques elle-même. Les réseaux sociaux, l’urgence du direct, l’économie de l’attention ont poussé nombre de rédactions à privilégier le choc à la nuance, la réaction à l’analyse, le commentaire à la vérification. Dans ce contexte, l’enquête, la rigueur, la hiérarchisation de l’information apparaissent parfois comme des luxes coûteux. La frontière entre journalisme, spectacle et militantisme se brouille. Or, c’est précisément lorsque ces frontières s’effacent que la presse devient vulnérable. Si le public vous perçoit comme un acteur du bruit, il ne se mobilisera plus lorsque vous réclamerez le silence du droit.

Pourtant, la presse demeure un pilier. Elle est ce pouvoir intangible qui éclaire les angles morts du pouvoir tangible. Elle est la mémoire immédiate d’une société, la première ébauche du récit national. Lorsque ce pilier se fragilise, toute la maison démocratique vacille. Les gardes à vue en cours révèlent ainsi un paradoxe cruel : alors que le pays aurait besoin d’une presse forte, crédible, structurée, ce sont ses fragilités internes qui dominent la scène. Les rivalités d’ego, l’absence de réflexes unitaires, les conflits d’intérêt, les dépendances économiques à certaines clientèles politiques ou patronales ont rongé la capacité collective à se mobiliser.

On entend déjà certains dire que la presse n’a qu’à “ranger les pots cassés”. Mais une telle approche manque de profondeur. Car lorsque la confiance est abîmée, c’est toute la circulation de l’information qui s’altère. Le citoyen se tourne alors vers d’autres sources, parfois douteuses, souvent incontrôlées. La désinformation prospère dans les interstices laissés vacants par la presse quand elle perd son crédit. Plus la presse se discrédite, plus l’ombre de la rumeur grandit. Et la rumeur, camarade, n’a ni déontologie, ni rectificatif, ni code.

Il serait trop simple d’accuser le public d’ingratitude. Il faudrait plutôt se demander pourquoi le public ne ressent plus spontanément la nécessité de défendre des journalistes interpellés. Peut-être que la profession a parfois manqué de cohérence, de mesure, d’équité. Peut-être que certains excès ont saturé les consciences. Peut-être que les dénonciations approximatives, les insinuations malveillantes, les plateaux d’humeur ont fatigué le débat public. Peut-être enfin que la presse paie aujourd’hui le prix d’une mutation non maîtrisée.

Au-delà du contexte immédiat, ces gardes à vue constituent un baromètre, un test d’alerte. Un baromètre qui indique non seulement l’état de la relation entre la presse et l’Etat, mais surtout l’état de la relation entre la presse et la société. Et le baromètre, camarade, est au mauvais temps. La pression est basse, et les vents soufflent du côté de la défiance. Les journalistes ne devraient pas voir dans cette atmosphère un simple nuage passager, mais le signe d’un cyclone à venir s’ils ne renouent pas avec les fondamentaux : rigueur, indépendance, vérification, tempérance. Une presse qui inquiète est préférable à une presse que l’on ignore. L’ignorance, c’est l’enterrement silencieux du crédit.

Le paradoxe ultime est que cette crise ne vient pas d’une volonté de bâillonner, mais d’une fatigue populaire. Une fatigue devant les polémiques recyclées, les indignations de plateau, les excès d’interprétation. La presse devrait se rappeler que la liberté d’informer s’accompagne d’une obligation morale : éclairer, pas embraser ; clarifier, pas brouiller ; structurer, pas hurler. Mais aujourd’hui, hélas, la presse n’a plus… bonne presse. Et cela, camarade, devrait vraiment faire réfléchir autour de l’apéro.

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