Quand la Presse Se Fait Parti

Par Mamadou Sèye

Il se passe, dans notre paysage médiatique, quelque chose de singulier. On assiste, depuis quelques semaines, à une mutation lente mais assumée d’une frange de la presse qui ne se contente plus d’informer, de questionner, de critiquer ou d’éclairer. Elle s’est engagée. Elle s’est choisie un adversaire. Et ce faisant, elle s’est placée sur le terrain politique frontal. Il ne s’agit plus d’analyse, mais de croisade ; plus de vigilance, mais de combat. Ce glissement mérite réflexion, vigilance… et réponse.

Dans une démocratie mature, la presse critique librement. Elle houspille, elle bouscule, elle dérange. C’est sa raison d’être. Mais lorsque certains acteurs médiatiques, portés par des intérêts parfois opaques, prennent position en permanence dans un sens unique, lorsqu’ils transforment l’information en argumentaire, qu’ils instrumentalisent l’émotion au détriment des faits, ils quittent le journalisme pour entrer en politique. Or en politique, on débat. On contredit. On répond. La liberté d’expression ne signifie pas que l’Etat doit se taire. Elle signifie que chacun a voix au chapitre.

Il faut dire les choses telles qu’elles sont. Beaucoup d’argent circule, parfois dans le brouillard, parfois sans origine clairement identifiable. Lorsque des forces clandestines cherchent à influencer l’opinion par procuration, à défaut de posséder un appareil partisan audible, elles investissent là où c’est plus efficace : dans l’espace médiatique. La tentation de la déstabilisation traverse toujours les couloirs les plus fragiles d’un pays : l’économie, l’opinion, l’information. Sur ce terrain, les intérêts obscurs trouvent volontiers abri.

Cette logique dangereuse repose sur un mécanisme simple : polariser, hystériser, dénigrer systématiquement, pour faire croire à une crise permanente. Plus le climat est chargé, plus l’opinion se crispe, plus la démocratie chancelle. Ce n’est pas de la critique ; c’est de la stratégie. Derrière certains plateaux, on devine des agendas, des réseaux, des bailleurs. Les discours s’enchaînent, les narratifs se coordonnent, la musique se répète. Et cette orchestration finit par trahir autre chose qu’un simple amour de l’information.

Dans cette configuration, on observe également l’entrée en scène d’une certaine société civile, dont certains segments semblent avoir abandonné la neutralité pour mener un combat politique assumé. Quand ce type d’acteur multiplie les prises de position alignées, relaie systématiquement les mêmes récits et se substitue à l’opposition défaillante, la frontière entre plaidoyer citoyen et militantisme partisan s’efface. La société civile éclaire lorsqu’elle est authentique. Elle manipule lorsqu’elle se met au service d’intérêts masqués.

Face à cette situation, l’Etat a non seulement le droit, mais le devoir de répondre. Répondre politiquement, calmement, factuellement. Pas par la répression ni la menace, mais par la transparence, par la pédagogie, par la contextualisation. La maturité démocratique ne se mesure pas au silence du pouvoir, mais à sa capacité à opposer le droit aux rumeurs, le fait à la manipulation, la raison à l’émotion. Laisser s’installer un récit sans le contredire, c’est abandonner le terrain de l’opinion à ceux qui le saturent de slogans.

Car l’opinion est un territoire. Qui l’occupe la transforme. Et quand elle est assiégée par la colère et la rumeur, la peur devient le premier ministre de la République. Un pouvoir qui ne communique pas est un pouvoir qui abdique. Il doit expliquer, démontrer, documenter. Il doit être présent dans les espaces où se forgent les perceptions : réseaux sociaux, radios interactives, chroniques d’opinion. Il ne s’agit pas de polémiquer, mais de remettre les mots et les faits dans le bon ordre.

Il faut également rappeler que la presse sérieuse existe, qu’elle travaille, qu’elle enquête, qu’elle vérifie. Elle souffre, elle, de la dérive de quelques-uns. Elle voit son métier dévalorisé lorsque d’autres transforment le journalisme en arène partisane. Cette minorité bruyante met en danger toute une corporation, et offre à certains acteurs politiques la tentation regrettable d’une régulation agressive. Il y a là une menace structurelle à terme, et elle ne vient pas de l’Etat.

La liberté de presse n’est pas un champ sans clôtures. Elle se fonde sur la rigueur, la déontologie, la loyauté envers le public. Mentir n’est pas un droit. Manipuler n’est pas une liberté. Et l’argent sale n’est jamais neutre : il a toujours une intention.

Il faut également redire clairement ce que certains feignent d’oublier : la liberté d’expression n’exonère pas du droit pénal. Lorsqu’un journaliste commet une diffamation caractérisée, lorsqu’il incite à la violence, lorsqu’il fabrique de fausses nouvelles destinées à troubler l’ordre public, ou lorsqu’il sert de relais à des financements illicites, il ne s’agit plus d’opinion, mais de délit. Et dans une République, les délits sont jugés, sanctionnés, encadrés. Loin d’être une répression, c’est un acte d’hygiène démocratique. Le journaliste n’est pas au-dessus de la loi : il en est juste un usager privilégié par la confiance publique — pas par l’impunité.

Il serait donc ambigu d’exiger du régime qu’il ne dise rien, qu’il ne contredise personne, qu’il se laisse traîner dans la boue au nom d’une conception déséquilibrée de la liberté. La démocratie n’est pas le silence du pouvoir : c’est l’équilibre des voix. Vouloir réduire le régime au mutisme, c’est demander une liberté asymétrique. Ceux qui attaquent veulent parler fort, mais interdisent à ceux qui gouvernent de répondre. Ce modèle n’existe nulle part, sauf dans les régimes faibles.

La meilleure réponse reste toutefois politique : explications publiques, publication des chiffres, comptes rendus réguliers, ouverture des données. La lumière est le premier antidote à la manipulation. Plus l’Etat parle, moins les rumeurs prospèrent. Plus il partage les faits, moins la fiction s’impose. Et lorsqu’un délit est commis, la loi s’applique — sereinement, fermement, légalement. Répondre n’est pas interdire ; sanctionner un délit n’est pas réprimer une idée.

Il faudra aussi compter sur la société civile authentique, sur les universitaires, sur les journalistes consciencieux qui refusent d’être enrôlés par procuration. La démocratie se défend collectivement. Ceux qui utilisent la presse comme cheval de Troie pour une entreprise d’instabilité trouveront tôt ou tard devant eux un mur de lucidité nationale.

Les temps s’éclaircissent. Les lignes se dévoilent. Et il est désormais clair que le pouvoir n’a pas à se taire, pour peu qu’il reste digne, légaliste et factuel. La liberté ne protège pas le mensonge. La critique n’autorise pas la manipulation. Et la démocratie n’est pas un champ d’impunité.

Ce pays mérite mieux que des guerres par procuration.
Il mérite la vérité, le courage et la responsabilité.
Le reste n’est que bruit.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *