Par Mamadou Sèye
Les derniers évènements ont fait basculer une inquiétude diffuse en débat national. En l’espace de quelques heures, deux séquences ont mobilisé l’opinion : l’irruption des gendarmes dans les locaux de la 7TV pour interrompre la diffusion annoncée d’un entretien avec Madiambal Diagne, en fuite et sous le coup d’un mandat d’arrêt international, puis l’interpellation du journaliste Babacar Fall de la RFM après avoir donné la parole au même individu en direct. Ces faits sont établis, vérifiables, publics. Ils posent des questions simples, mais lourdes de sens : quels sont aujourd’hui les rapports entre liberté d’expression, responsabilité professionnelle et équilibre institutionnel ? Et surtout, jusqu’où certains acteurs médiatiques peuvent-ils aller dans la logique de la confrontation par procuration ?
L’affaire en cours est judiciaire. Elle implique une personne en fuite, dont l’épouse et les enfants sont incarcérés. Elle suit un processus légal qui n’a encore ni abouti ni livré tous ses secrets. Or voilà que, parallèlement, s’installe l’idée selon laquelle cet individu détiendrait des informations susceptibles d’ébranler le régime, qu’il hésiterait à divulguer, comme une menace suspendue. Peut-on réellement imaginer qu’une personne, affirmant publiquement craindre pour sa vie, exposée, en situation de vulnérabilité extrême, conserverait dans l’ombre des éléments d’une telle portée au point de se contenter de les agiter verbalement ? Cette hypothèse n’est pas seulement fragilisée par la logique : elle défie le bon sens.
L’opinion ne doit pas être infantilisée. Elle sait reconnaître la cohérence des actes. Lorsqu’un homme est sous mandat d’arrêt, lorsque ses proches sont incarcérés, lorsque le contexte est judiciaire, la seule voie légitime est celle des tribunaux. S’il existe des éléments accablants contre le Premier ministre, le lieu de leur exposition est le dossier judiciaire, pas les ondes FM. Et si ces éléments n’existent pas, l’Etat doit en tirer toutes les conséquences, y compris sur ceux qui accèdent volontairement au territoire de la diffamation politique.
Il est parfaitement légitime de défendre la liberté de presse. Elle est même vitale. Un pays sans presse libre est un pays aveugle. Mais on oublie parfois de dire que la liberté d’expression s’articule avec la responsabilité. Détenir un micro ne confère pas le droit de se substituer à la justice. Accueillir à l’antenne un fugitif sous mandat d’arrêt international n’est pas un acte neutre. C’est un geste lourd, qui peut être qualifié par la loi, et il appartient à la loi de tirer les conclusions nécessaires. Ici, personne ne demande de museler. On rappelle simplement que certains terrains ne relèvent ni du scoop, ni du privilège informatif : ils relèvent du droit.
Le combat politique, lui, a migré. Il s’est déterritorialisé vers les plateaux, les podcasts, les pages et les directs, devenus lieux de polarisation où chacun façonne des récits. Et c’est là où réside un second danger : celui de voir des entreprises médiatiques, parfois lourdement endettées, menacées fiscalement, fragilisées financièrement, mener des combats politiques par procuration. L’Etat a la responsabilité de garantir la liberté de la presse, oui. Mais l’Etat n’a pas vocation à financer ceux qui organisent systématiquement sa diabolisation, ni à subventionner les instruments de sa propre déstabilisation. Machiavel rappelait qu’un prince doit être à la fois renard et loup : comprendre les pièges tout en sachant y répondre.
Dans un contexte polarisé, certains médias boycottent les activités officielles, sélectionnent les angles, amplifient les rumeurs, puis s’étonnent des tensions qu’ils contribuent à générer. Le pluralisme n’est pas un permis de sabotage communicationnel. Il est dangereux pour la presse de devenir bras armé de factions, relais de ressentiments, caisse de résonance d’aigreurs privées. Celui qui instrumentalise le micro pour régler un compte, bâtir une vengeance ou fabriquer un doute permanent abîme la confiance dans la profession tout entière.
L’autre grande faiblesse du récit actuel se trouve dans sa dramaturgie. On voudrait nous faire croire à l’existence d’un lanceur d’alerte, tapi dans l’ombre, détenteur de secrets destructeurs, qui préférerait dériver en dehors des circuits judiciaires. Si ces informations existaient, pourquoi ne pas les produire ? Pourquoi attendre ? Pourquoi se contenter de les suggérer ? Et surtout, pourquoi hésiter à sauver sa famille, sa liberté, sa réputation ? L’argumentation se mord la queue. Lorsqu’on menace de dire sans jamais dire, c’est souvent qu’il n’y a rien à dire.
Une démocratie se consolide par la confiance dans ses institutions. La justice suit son cours. Les citoyens l’observent. Ceux qui accusent doivent apporter la preuve. C’est une règle universelle. Dans l’autre sens, si les accusations sont infondées, si la manipulation est avérée, si la mécanique de doute organisée est établie, alors la République doit sanctionner, non pas par impulsion, mais par droit.
Certains rétorquent que l’intervention des forces de l’ordre dans les rédactions constitue une atteinte grave à la liberté de presse. Ce débat est légitime. Il doit être posé, discuté, contextualisé. Car une presse libre ne signifie pas une presse au-dessus de la loi. Accueillir en direct une personne sous mandat d’arrêt international, l’aider à contourner la justice, c’est participer à une infraction. Dans tout Etat sérieux, la chaîne de responsabilité se met en marche. Le droit n’est pas sélectif. Il n’a pas de préférence éditoriale.
Cette situation révèle aussi une mutation profonde : les journalistes ne sont plus simplement des observateurs. Par choix ou par imprudence, ils deviennent parfois acteurs. Tandis qu’en face, certains politiques tentent d’apparaître victimes, construisent un storytelling de persécution, transforment l’opération judiciaire en feuilleton médiatique. Le public, lui, se perd. Il confond l’excitation de l’antenne avec la vérité du dossier.
La stabilité démocratique exige un rappel fondamental : ce n’est pas aux studios de trancher, ni aux talk-shows d’inculper, ni aux directs de prononcer. Une charge pénale se démontre par la procédure, pas par la menace radiophonique. Le terrain médiatique n’est pas un tribunal parallèle. Le moment présent exige que chacun retrouve son périmètre institutionnel.
Dans cette affaire, l’Etat doit être lucide. Il doit protéger la presse, offrir l’environnement le plus sain, mais il doit aussi compter sur ses alliés, car le réalisme recommande de ne pas financer ses propres fossoyeurs. Les entreprises privées qui militent ouvertement, qui attaquent systématiquement, qui boycottent institutionnellement, ne peuvent pas exiger de l’Etat un confort financier. On ne demande pas de sanctionner les opinions ; on demande de clarifier les lignes de responsabilités.
S’il s’avère que ceux qui accusent n’ont aucune preuve de ce qu’ils avancent, alors il faudra aller jusqu’au bout. Et si, par extraordinaire, des preuves existent, alors qu’elles soient déposées là où notre République les attend : sur la table du juge. Entre-temps, l’Etat ne peut rester indifférent aux logiques qui fracturent, aux micros qui attisent, aux plateaux qui substituent le récit à la loi. Car la démocratie n’est pas seulement la somme des libertés : elle est aussi l’ordonnancement des responsabilités et la protection contre les dérives de la vindicte médiatique.