Par Mamadou Sèye
Il a le verbe posé, le ton compassé et l’art d’enfiler les confidences comme des perles diplomatiques. Robert Bourgi, vétéran de la Françafrique et conseiller autoproclamé des palais africains, vient encore de livrer son diagnostic sur la situation politique sénégalaise. L’homme dit son admiration pour Ousmane Sonko, mais s’empresse de lui reprocher ses « excès de langage » et de brosser, à coups de formules, le portrait d’un duo présidentiel en tension : Diomaye, l’homme des relations internationales ; Sonko, celui du verbe fougueux. Tout semble calibré pour suggérer une rivalité. Et c’est là que réside la véritable manœuvre.
Avant cette sortie médiatique, Robert Bourgi s’était surtout plaint — amèrement — de l’inaccessibilité des autorités sénégalaises actuelles. Le ton avait déjà changé : l’ancien messager des réseaux françafricains, habitué des antichambres de l’Élysée et des palais africains, n’était plus reçu avec la même déférence. Depuis, il multiplie les interviews, surfant sur son passé de courtier d’influence pour rappeler qu’il « existe ». Son propos d’aujourd’hui, malgré ses apparences policées, n’est rien d’autre qu’une tentative de reconquête d’attention.
Mais ce qui frappe, c’est la méthode. Bourgi n’attaque pas frontalement ; il distribue. Un compliment pour Sonko, une révérence pour Diomaye Faye, puis une analyse qui oppose subtilement les deux. Un vieux réflexe de l’homme de réseaux : souffler le chaud et le froid, flatter pour isoler. En réalité, cette posture traduit moins une connaissance du terrain sénégalais qu’un besoin de redevenir un canal de communication entre l’Afrique et ses partenaires occidentaux. Un canal que plus personne ne lui demande d’ouvrir.
A première vue, Bourgi ne fait qu’exprimer une opinion. En vérité, il installe une narration : celle d’un leadership sénégalais à deux têtes où le charisme de Sonko gênerait la stature institutionnelle de Diomaye Faye. Ce récit, répété, repris et commenté, nourrit le soupçon d’une tension permanente entre les deux hommes. Il suffit alors d’un mot mal interprété, d’une phrase sortie de son contexte, pour que le feu prenne. C’est la mécanique Bourgi : une parole d’apparence amicale, qui glisse mine de rien un virus dans le débat public. Et elle prospère d’autant plus que certains médias friands de sensationnel s’en font les relais enthousiastes. Le résultat, c’est une tentative de brouiller la cohésion d’un tandem que la majorité des Sénégalais perçoivent au contraire comme complémentaire : l’un à la manœuvre institutionnelle, l’autre au verbe mobilisateur.
Le problème de Bourgi n’est pas seulement moral, il est historique. Il incarne un monde révolu : celui où quelques hommes, tapis entre Paris et les capitales africaines, se posaient en interprètes exclusifs des relations franco-africaines. Ces intermédiaires, qui maniaient la confidence et les mallettes, se voyaient comme des indispensables. L’émergence de nouvelles générations de dirigeants africains, affranchis de ces circuits opaques, les a rendus obsolètes. Aujourd’hui, Bourgi n’a plus ni mandat ni légitimité, seulement des souvenirs et une réputation construite dans le clair-obscur. Ses interventions publiques sont donc des tentatives de survie médiatique. En distribuant des bons et des mauvais points, il cherche à retrouver une centralité perdue ; en évoquant ses supposées proximités avec des autorités étrangères, il fait vibrer une corde ancienne, celle de l’influence extérieure qui prétend arbitrer les équilibres internes africains. Mais le Sénégal n’est plus ce terrain malléable d’hier. Le pays avance dans une ère de reddition des comptes, de transparence et de souveraineté assumée. La parole de Bourgi sonne, dès lors, comme une réminiscence poussiéreuse.
Soyons clairs : il ne s’agit pas d’affirmer que Robert Bourgi serait directement impliqué dans des manœuvres de déstabilisation. Rien ne le prouve, et personne ne lui prête une telle entreprise. Mais il faut comprendre que la confusion est souvent l’antichambre de la manipulation. Dans un environnement où l’argent sale circule, où des réseaux cherchent à influencer des transitions politiques dans la sous-région, certaines paroles peuvent être instrumentalisées, réutilisées, détournées. Il existe toujours, dans ce type de contexte, des acteurs souterrains qui se nourrissent du chaos médiatique pour avancer leurs desseins. Ce sont eux qu’il faut surveiller : ceux qui, sous couvert d’analyses anodines, cherchent à fissurer la cohésion nationale ou à tester les réflexes de sécurité d’un Etat. A ce titre, la vigilance maximale n’est pas une posture défensive : c’est une condition de stabilité.
Les dirigeants, les communicants et les médias sénégalais gagneraient à traiter ce genre d’interventions avec un sens accru des priorités. Répondre, oui, mais sans s’abaisser. Il ne s’agit pas de répliquer mot pour mot à chaque provocation, mais de rappeler la ligne : unité, clarté, orientation vers les urgences nationales. Informer, pas amplifier. L’espace médiatique ne doit pas devenir la caisse de résonance d’opérations d’influence, mais un lieu d’éclairage et de pédagogie politique. Veiller, sans paranoïa. Une parole de trop peut en cacher une autre, mais tout ne mérite pas un procès d’intention. Le calme est souvent le meilleur antidote au brouillage.
Robert Bourgi continue d’intervenir comme s’il était encore au centre du scénario. Mais la scène a changé, le public aussi. Ceux qu’il tente de commenter construisent leur gouvernance sur des bases neuves : transparence, souveraineté et proximité avec leur peuple. Les anciennes ficelles de la Françafrique n’y trouvent plus prise. Ce qui reste, c’est un homme qui parle, souvent trop, et un pays qui écoute de moins en moins. Laissons-le donc à son verbe nostalgique. Le Sénégal, lui, a rendez-vous avec son avenir — pas avec ses fantômes.