Par Mamadou Sèye
Au Sénégal, certains naissent libres, d’autres naissent responsables de tout. Ousmane Sonko, lui, n’a même plus le droit de tomber malade. Ni de prendre un jour de repos. Ni même d’avoir une vie de famille. Le moindre de ses gestes, le plus petit de ses silences, devient un sujet national. Dans les marchés, dans les bureaux, dans les daaras, jusque dans les salons climatisés de la République, tout tourne autour de lui. Il éternue, et le pays tousse.
Ce n’est plus un homme politique. C’est un phénomène atmosphérique, un fait social total, comme diraient les sociologues. Quand il sourit, on cherche le sens caché. Quand il ne dit rien, on traque le message derrière le silence. Quand il agit, on crie à la manœuvre. Sonko, c’est devenu une obsession nationale, un mythe contemporain qui étouffe tout sur son passage, jusqu’à sa propre humanité.
Il faut dire que le parcours a tout d’une épopée moderne : la jeunesse rebelle, l’audace solitaire, la chute tragique, le retour triomphal. A force de symboles, le leader de PASTEF s’est transformé en miroir collectif. Chacun y projette ce qu’il veut voir : le sauveur, le justicier, le révolutionnaire, le vengeur ou le perturbateur. Résultat : il n’a plus de place pour être simplement… un homme.
Et le paradoxe, camarade, c’est que plus il se tait, plus on parle pour lui. Son absence devient présence. Son repos devient événement. Une rumeur de fatigue, et les réseaux s’enflamment. Un voyage privé, et le Sénégal politique s’inquiète. C’est comme si le pays refusait de lui accorder le droit d’exister en dehors de la scène.
Car dans l’imaginaire collectif, Sonko n’appartient plus à sa famille, ni même à son parti — il appartient au peuple. Ce peuple qui le suit, le scrute, le défend, l’aime et parfois l’enferme dans ses attentes. Le moindre mot de Sonko est disséqué, commenté, interprété. Il doit être tout à la fois : stratège, moraliste, tribun, père de la Nation, père de famille, et parfois même Prophète. La République, elle, continue de fonctionner comme si tout le reste n’était qu’un décor.
Mais derrière cette effervescence, une question dérangeante se pose : que devient un homme qu’on refuse de laisser être homme ? Peut-on gouverner dans la peau d’un symbole ? Peut-on respirer quand chaque souffle est public ? L’histoire politique est pleine de ces destins dévorés par leur propre image. Mandela, Sankara, Lumumba, tous ont connu ce vertige. Sonko, à sa manière, marche sur cette crête étroite entre le mythe et l’humain.
Et pourtant, ceux qui le connaissent décrivent un homme simple, discipliné, profondément attaché à ses valeurs. Mais la mythologie populaire ne veut pas de simplicité. Elle veut de l’héroïsme, du drame, du spectaculaire. Elle veut des “Sonko” qu’on scande, des “résistances” qu’on glorifie, des injustices qu’on raconte. Le peuple a fait de lui un mythe vivant, et les mythes, camarade, ne tombent jamais malades.
Aujourd’hui encore, chaque apparition publique du Premier ministre est un événement médiatique, chaque discours, un exercice de haute tension politique. Quand il parle d’économie, on lui prête des intentions. Quand il parle de religion, on lui prête des calculs. Quand il parle de paix, on lui reproche de ne pas crier. Bref, tout ce qu’il fait est trop, ou pas assez.
Et c’est là tout le paradoxe : ceux qui l’aiment l’attendent comme un messie, ceux qui le détestent le traquent comme un démon, et les deux finissent par le déposséder de son humanité. Le mythe Sonko est devenu une prison dorée : la popularité y brille, mais la liberté y manque.
Peut-être qu’un jour, quand le tumulte retombera, le pays redécouvrira l’homme derrière le mythe. Celui qui rit avec ses enfants, qui se fatigue, qui doute, qui rêve. Celui qui, parfois, aimerait juste ne pas être Sonko le temps d’un soir.
Mais en attendant, le Sénégal continue de vibrer au rythme de cet homme devenu symbole. Et le symbole, lui, avance, stoïque, sous le regard d’un peuple qui ne lui pardonnerait même pas… un rhume.